Mais pourquoi les lapins ?
Cinéma
INLAND EMPIRE de David Lynch
Si vous souhaitez vous caler confortablement dans votre fauteuil de spectateur, dans l’attente d’un spectacle douillet qui aura le package habituel de protagonistes identifiables, de luttes pour des valeurs consensuelles (le Bien, la Justice, la Famille, la Paix…), et après une heure trente de tout cela, d’une bonne résolution qui n’aura pas manqué de conclure toutes les propositions narratives du récit, et bien, donc, si vous voulez de tout cela, n’allez SURTOUT PAS voir INLAND EMPIRE (à écrire en capitales comme HOLLYWOOD) de David Lynch.
Cela commence dans un hôtel sordide en Pologne. Une jeune femme et un homme entrent dans une chambre, leurs visages floutés selon le procédé télévisuel cher aux reportages sordides. La femme se déshabille, se prostitue.
Quelque part une spectatrice pleure devant sa télévision qui diffuse un sitcom où évoluent des hommes lapins sibyllins.
Cela recommence chez Nikki Grace (Laura Dern): dans sa belle demeure, l’actrice hollywoodienne reçoit la visite d’une vieille femme fort inquiétante qui lui racontera deux légendes et lui apprendra qu’elle l’aura, le rôle…et qu’il y aura «un carnage». Plus tard, Nikki apprend qu’elle a décroché le rôle principal d’un film sentimental. Lorsque nous découvrons avec elle qu’il s’agit du remake d’un film maudit dont les deux acteurs principaux ont été assassinés, on se dit «chouette, voilà le scénario !». Et comme on découvre ensuite un mari jaloux, la piste semble se confirmer: sombres présages, un triangle amoureux… La voilà notre histoire !
Mais bien sûr on se trompe, ou plutôt Lynch nous trompe, en jouant délicieusement avec notre attente. Au début du film, lorsque les deux acteurs s’approchent du flirt - et de la vengeance du mari qui s’ensuivra mécaniquement -, un «cut !» retentit pour nous dévoiler que nous sommes dans le «film dans le film» que tourne Jeremy Irons. Donc cette histoire triangulaire, c’est celle que Lynch ne nous racontera pas. Il préfère saborder la logique narrative (toutes les 15 minutes environ) et composer librement, en échos, rappels et autoréférences, autour des thèmes de cette histoire, - de toute histoire d’ailleurs - que sont le désir et la vengeance. Car, comme Mulholland Drive, INLAND EMPIRE est innervé par un désir, ici fascination pour l’autre, qui aboutit comme fatalement à la violence. Fascination de la spectatrice polonaise pour l’actrice, des acteurs l’un pour l’autre, des acteurs pour leur rôle, du mari pour le cirque, de la meurtrière pour son hypnotiseur, du spectateur pour le spectacle: on n’en finirait pas de recenser dans les films les exemples de situations de fascination. Au centre de tout cela, il y a HOLLYWOOD qui gère le commerce de la fascination, semble dire Lynch. Et comme dans Mulholland Drive, le cinéaste nous prend par la main pour faire une petite balade derrière le décor, derrière le désir.
La force particulière du film et sa beauté tiennent enfin à l’emploi des moyens les plus proprement cinématographiques. En utilisant une caméra DV, légère et presque amatrice, Lynch s’autorise une proximité dérangeante et appropriée avec ses acteurs. La pénombre due à la faible luminosité est assumée quand cela sert le propos, compensée quand il faut faire plus «cinéma». Surexposition et vitesses d’obturation sont aussi excellemment mises à contribution. Le métrage a été gonflé par la suite en 35 mm (pellicule). La palette musicale va de Penderecki, compositeur contemporain polonais, à…Ben Harper. Dont vous remarquerez la présence au piano lors du happy-end.
Alexis Courtial