Mafia des hydrocarbures : nouvel episode
Le samedi 23 juin 2007, à l’aube, un pêcheur trouve une femme battue et ligotée sur les quais du Danube. C’est Irén Kármán, une journaliste d’investigation spécialisée dans les affaires de trafic d’hydrocarbures des années 90. L’attaque violente sur Mme Kármán, co-auteur du manuscrit Face-à-face avec la mafia : "Papa” enquête (2006) et réalisatrice d’un documentaire en cours de préparation sur les personnalités impliquées dans ces scandales, replonge soudain le pays dans l’imbroglio politico-mafieux d’affaires qui, loin d’être résolues, avaient pourtant été balayées sous le tapis il y a bien des années.
Depuis quelques temps, la journaliste, âgée de 40 ans, enquêtait sur la corruption au sein de l’administration hongroise, qui avait laissé, au cours de la précédente décennie, se développer un gigantesque trafic d’hydrocarbures. Selon l’agence nationale de presse MTI, la «décoloration de fioul» (olajszôkítés), une des affaires illégales les plus rentables du début des années 90, aurait provoqué un trou de plusieurs milliers de milliards de forints dans les caisses du premier gouvernement hongrois. Tout a commencé en 1990 lorsqu’un règlement du gouvernement introduisit l’obligation de colorer le fioul domestique importé en rouge pour le distinguer du gasoil, bien plus cher. Le fioul domestique pouvant en effet être utilisé comme carburant automobile, le gouvernement estimait alors que la nouvelle mesure était nécessaire et se révèlerait rentable. Des affaires liées à la fraude d’hydrocarbures firent pourtant surface dès l’année suivante. La brèche ouverte par la nouvelle mesure et la corruption au sein des services de douanes permit à une toute nouvelle catégorie d’entrepreneurs d’éviter de s’acquitter de l’obligation de colorer le fioul domestique importé. Quand les douaniers ne pouvaient être achetés, une procédure chimique suffisait à neutraliser la couleur rouge du carburant afin que celui-ci récupère sa couleur originale, d’où le terme «décoloration de fioul». La mafia des hydrocarbures était née et entraînera un enchaînement flou et compliqué d’événements plus ou moins liés qui restèrent longtemps au centre du débat public national.
Au fil de la décennie passée, les affaires liées à la fraude de carburant devinrent en effet ce que la journaliste appelle sur son blog le «thriller des années de transition». Des valises remplies de billets aux suicides et assassinats mystérieux en passant par des réseaux d’affaires qui liaient pègre, entreprises énergétiques, police et personnalités politiques et par des dossiers bloqués pour pas moins de 85 ans, tout y était. Le rêve d’un journaliste d’investigation. Alors, il y a quelques années, Mme Kármán se lance et multiplie les accusations. Elle affirme avoir acquis la preuve, au cours de ses recherches, que la «cattani», l’unité de police spécialement constituée en 1994 pour lutter contre cette mafia, trempait elle-même dans le trafic, ses membres ayant été intéressés par le partage du magot. En novembre 2006, le manuscrit, intitulé Face-à-face avec la mafia : “Papa“ enquête, disparaissait de son véhicule (“Papa” est le surnom de l’ex-policier qui la guide dans son travail). Loin d’être découragée, elle a commencé il y a quelques semaines à rédiger le script d’un film documentaire, baptisé Des relations bien huilées, dans lequel elle compte révéler le nom de fonctionnaires de police impliqués. Les forces de l’ordre, déjà en proie à une crise profonde, risquent un nouveau scandale.
La classe politique n’est pas épargnée non plus. Alors que, dès le lendemain de l’enlèvement de la journaliste, des personnalités politiques de tous bords demandent la réouverture des dossiers et prônent les mérites d’un système judiciaire plus transparent, Mme Kármán attaque de son lit d’hôpital et dénonce leur hypocrisie. Elle relève, entre autres, le double-jeu d’Ibolya Dávid, présidente actuelle du parti conservateur MDF, qui demande aujourd’hui le déblocage de dossiers qu’elle avait à l’époque elle-même, en tant que ministre de la justice, fait classer. Mme Dávid est aussi accusée pour son rôle, en 2000, de présidente d’une commission d’enquête parlementaire chargée d’élucider les affaires liées à la fraude de carburants et dont la conclusion fut simplement : «des fraudes sur le marché des hydrocarbures ont bien eu lieu». La journaliste, preuves à l’appui, ne manque pas d’étendre ses accusations aux conservateurs nationalistes du FIDESZ et aux socialistes au pouvoir.
Mais peut-être est-elle allée trop loin ? Le 4 juillet, en effet, le porte-parole de la police nationale brandit des enregistrements vidéos pris par des caméras publiques et accuse la journaliste d’avoir menti quant au moment et aux circonstances exacts de son enlèvement. Le même jour, l’ex-policier co-auteur de son manuscrit, lui-même à l’époque impliqué dans les fraudes, affirme que l’attaque n’a aucun rapport avec leur investigation. Une vague d’attaques contre la crédibilité de Mme Kármán, soudain décrite dans certains médias comme assez «louche» et prête à tout pour promouvoir son documentaire, se déchaîne. Affaire à suivre…
Marion Kurucz