Ma Roumanie multiculturelle

Ma Roumanie multiculturelle

La chronique de Dénes Baracs

Échos de la francophonie

 

J’ai fait mes débuts dans l’apprentissage de la langue française en Roumanie, à Cluj (Kolozsvár en hongrois), cœur de la Transylvanie, dans un lycée roumain à la fin des années 40’. La tâche n’était pas facile car les mystères de la langue de Molière nous étaient alors expliqués en roumain, une langue que je ne connaissais pas encore.

La raison de cette situation se trouve dans notre parcours familial et dans l’Histoire. Immédiatement après la guerre, ma mère, restée seule avec son unique fils dans Budapest que l’on croyait menacée de la famine, a accepté l’invitation de ses parents hongrois de Transylvanie. Nous avons donc déménagé à Cluj, et nous nous sommes installés au bord du fleuve Somes (Szamos en hongrois). La Transylvanie fut relativement épargnée des horreurs de la guerre, nous y sommes donc restés. J’ai continué mes études dans une école hongroise - à l’époque la moitié de la population de la ville était encore hongroise - mais au moment de choisir mon lycée, nous avons opté pour un établissement roumain afin d’apprendre la langue. Et quoi de plus naturel dans un lycée roumain en 1948 que l’enseignement du français comme langue étrangère?

C’était la langue préférée de l’intelligentsia roumaine, non seulement à cause de son importance diplomatique (or la diplomatie internationale est un des points forts de l’élite roumaine, l'une des clés des succès du pays), mais aussi parce qu’elle est devenue le moteur de son rapprochement culturel avec l’Occident. Au cours des deux siècles derniers on a simplement emprunté, ou transformé, des mots français pour en remplacer certains autres, d’origine slave ou grecque, ou pour désigner des notions nouvelles, par exemple en politique. Les relations chaleureuses entre la France et la Roumanie, le rôle de Paris dans la création et dans la formation graduelle de l’Etat roumain tel qu’on le connaît aujourd’hui, ont fait le reste : le français reste toujours très populaire en Roumanie.

En ce qui me concerne, après un double combat - comprendre d’abord les mots roumains pour pouvoir comprendre les premiers secrets du français - j’ai fini par obtenir des notes honorables dans les deux langues. Mais, à la fin de l’année, nous avons décidé de retourner à Budapest: l’expérience, croyais-je, était finie. Mais non: 44 ans plus tard je me suis retrouvé en Roumanie, à Bucarest, correspondant de l’agence de presse hongroise MTI durant six ans. Je devais constater que les Roumains avaient conservé leur excellence dans la francophonie et dans la diplomatie. Et je ne pense pas ici uniquement aux fastueuses réceptions de l’ambassade de France où se rendaient les plus hauts dignitaires du pays, mais aussi à mes collègues roumains. Je me rappelle ainsi une conférence de presse au ministère des affaires étrangères où l'on nous a annoncé que le discours d'un hôte suisse en visite en Roumanie allait être prononcé en français, mais que si quelqu’un ne comprenait pas cette langue, la traduction pourrait être assurée par un interprète. Parmi la cinquantaine de journalistes roumains présents nul n’a eu besoin de cette aide.

Bien sûr, durant mes années à Bucarest mon attention se concentra avant tout sur le sort d’une autre langue, la langue hongroise, parlée par la plus importante minorité de ce pays multiculturel, par les quelque 1,4 million de Magyars (en grande partie des Sicules) de la Transylvanie qui, avant la Première Guerre mondiale, faisait partie de la Hongrie. Eux, à la différence des autres grandes minorités (par exemple les Saxons qui dans leur grande majorité ont émigré en Allemagne), sont toujours là, et restent très attachés à leur terre, leur tradition, leur langue, leur identité, et leur parenté culturelle avec la Hongrie. Ils ont défendu ces valeurs même dans les pires moments du régime de Ceausescu. Majorité-minorité, cela peut toujours devenir une source de conflit, ou du moins de combats politiques. Les possibilités de solution sont différentes: les Hongrois de Transylvanie prêchent toujours les divers modèles européens d’autonomie, tandis que beaucoup de Roumains préfèrent la conception française selon laquelle lorsque l’on possède la citoyenneté française on est français, indépendamment de votre origine ethnique ou votre langue natale. Mais pour rien au monde les Hongrois de Transylvanie ne renonceraient à leur identité de Magyars, tout en restant de bons citoyens roumains...

Une issue: la Transylvanie fut déjà au Moyen-Âge le berceau de la culture de la tolérance. Si les vicissitudes du siècle passé ont affaibli cette qualité, l’avènement de la nouvelle Europe favorise son retour et le renforcement de l’identité des différentes communautés qui composent le pays. Puisque la Roumanie est elle-même devenue membre de l’UE depuis le 1er janvier, j’y vois des perspectives encourageantes pour les trois langues que j’avais utilisées en Roumanie. Après tout, elles sont désormais toutes trois des langues officielles de l’Union européenne.

Catégorie