Ma Môme à moi
La chronique de Dénes Baracs
Échos de la francophonie
Même après les premiers succès du film d’Olivier Dahan à travers le monde, j’ai obstinément refusé d’aller voir Marion Cotillard au cinéma métamorphosée en Edith Piaf, le rôle pour lequel elle vient d'obtenir un Oscar. Non que je déteste La Môme Piaf, au contraire. Elle fut l’une de mes chanteuses favorites, avec sa voix inimitable, sa figure frêle. J’avais lu beaucoup sur ses amours passionnelles et sur les drames qui ont jalonné sa vie, courte, tragique et rayonnante.
En fait, j’avais peur que sa réincarnation, même parfaite - ce qui me semblait tout à fait inconcevable - n’anéantisse la vraie Môme, qui devait être en noir et blanc comme les films des années 30, n’est-ce pas ?
De plus, Piaf, c’est ma jeunesse. Comme nous étions isolés de l’Ouest après la guerre, j’ignorais tout des premières étapes brillantes de la carrière de la Môme, et ce détail a encore renforcé le choc de la révélation tardive. Une soirée entre amis et quelqu’un qui met une bobine sur le magnéto: „Écoute ça, un concert à l’Olympia à Paris, Edith Piaf, c’est le nom de la chanteuse, elle est fantastique...”
On a cessé de danser et on a écouté toutes ses chansons, les unes après les autres, Milord, Je t’ai dans la peau, La vie en rose, Padam, La foule, Non, je ne regrette rien, Un jour, deux jours et même A quoi sert l’amour ? Vous savez, celle sur son dernier amour, le jeune et grand coiffeur grec. Ils étaient tous deux sur scène, la vieille star et son jeune amant, avant qu’ils ne se marient.
J’évoque ici les images qui sont arrivées un peu plus tard, ce duo incroyable et touchant nous étonna: les yeux qui se sont croisés avec le plus important sentiment de la vie, et, ce, juste avant la mort. Le phénomène Piaf, c’était un peu la libération, cette liberté de l’expression extrême des sentiments humains était inconnue et incomprise alors à l’Est de l’Europe, mais comme les paroles de ces chansons n’ont rien eu de directement politique, elles n’ont eu aucune difficulté à passer les frontières.
Nous l’avons connue très tard, mais au moment de sa mort précoce elle était déjà culte chez nous aussi. D’autres stars sont venues et passées, mais elle, la Môme, est encore parmi nous. Nous entendons fréquemment sa voix à la radio hongroise (en général plus prompte à diffuser les stars américaines) et, si je me rappelle bien, plusieurs actrices hongroises ont donné des récitals de ses chansons.
Plus tard à Paris, j’ai découvert son extraordinaire popularité au Père-Lachaise : sa tombe est toujours couverte de fleurs.
Pour toutes ces raisons, je refusais d’aller voir ce nouveau film sur Edith Piaf. Mais une fois dans la salle, mes craintes se sont vite dissipées. Marion Cotillard s’est vraiment transformée en La Môme dans tous ses états et âges. J’ai dû m’incliner devant le miracle de l’art par lequel le metteur en scène Olivier Dahan, la jeune actrice elle-même et - ne les oublions pas ! - les maîtres du maquillage, Didier Lavergne et Jan Archibald (récompensés eux aussi par un Oscar) ont métamorphosé une jeune femme d’aujourd’hui en une autre d’un autre âge, et connue de tous, ce qui a encore compliqué la tâche... « Il a fallu trouver l’espace en moi pour faire cohabiter deux personnes, elle et moi », avait expliqué l’actrice il y a un an, lors de la présentation du film. Elle a avoué qu’elle a eu besoin de plusieurs semaines pour redevenir elle-même après le tournage. «C’est un personnage de composition, et pendant quatre mois, ma voix, mon comportement n’étaient plus les miens.»
Quel métier, celui de comédien, Piaf et Cotillard en savent quelque chose, heureusement pour nous.
On peut savourer le fait que dans le temple du cinéma américain, pour la première fois une actrice française ait pu obtenir un Oscar pour un rôle en français dans un film français (Simone Signoret en avait déjà remporté un, mais pour un rôle interprété en anglais, dans un film anglais...).
Pour la suite, pourtant, un peu de prudence est de mise. Parce que Marion Cotillard, qui parle un anglais excellent, est déjà en route pour devenir, peut-être, une star hollywoodienne. Mondialisation oblige, elle tient déjà des rôles majeurs dans deux films américains qui sortiront dans les deux années à venir.
Mais n’oublions pas que la Môme l’a précédée sur ce chemin, elle a fait une partie importante de sa carrière en Amérique, et cela a peut-être contribué à l’Oscar de celle qui l’a incarnée dans le film de Dahan. Car outre-Atlantique on ne l’a jamais oubliée.
Piaf était donc déjà une star internationale ? Si oui, elle le méritait bien car elle avait su mettre en mots, en mélodies et surtout en passion le mystère le plus profond et commun du monde: l’amour.
Cette fois, c’était le tour de Marion Cotillard de s’exclamer au moment du palmarès, en anglais: «Thank you love, thank you life !». La Môme Piaf n’aurait pas dit autre chose.