Ma langue, mon amour

Ma langue, mon amour

Rencontre avec Bernard Cerquiglini

Bernard Cerquiglini, professeur de linguistique à l’Université Paris VII, recteur de l’AUF, sillonne le monde avec enthousiasme pour promouvoir la langue française au travers des universités.

L’AUF, Agence universitaire de la Francophonie, est sans doute la plus grande association d’universités du monde avec ses 759 membres répartis dans 90 pays, dont 55 sont membres de l’Organisation internationale de la francophonie. A l’occasion de son passage à Budapest pour travailler avec les Universités membres, fêter la 325e année de l’enseignement du français à ELTE, dont il est Docteur Honoris Causa, et faire une brillante conférence à l’Institut français, Bernard Cerquiglini a bien voulu répondre aux questions du JFB sur ses missions et ses convictions.

JFB: Comment est née et quelles sont les missions de l’Agence universitaire de la Francophonie?

Bernard Cerquiglini: L’agence universitaire, bien qu’elle soit une agence, a une double nature. C’est d’abord historiquement, intellectuellement et politiquement une association d’universités créée en septembre 1961 à Montréal. Il y avait là quelques recteurs québécois, français, belges et un admirable recteur marocain Mohammed El Fasi qui a eu un trait de génie. Il a dit: «Vous voulez faire une association d’universités de langue française, d’accord, mais la mienne n’est que partiellement de langue française», et il a eu gain de cause. L’association s’appelait à l’époque l’Association des universités partiellement ou entièrement de langue française (AUPELF). Le partiellement a donné un essor gigantesque; sans cela on serait restés entre universités strictement de langue française. Ce qui est important, c’est que nous avons gardé l’esprit associatif. Nos actions répondent aux besoins des membres; elles sont élaborées, pilotées et évaluées avec eux. C’est ce que j’appelle l’effet «Cher collègue». Vingt ans plus tard nous sommes devenus un opérateur de la francophonie avec 430 employés, et un budget de l’ordre de 40 millions d’euros, dont les trois-quarts financés par la France. Le siège est à Montréal, le Rectorat à Paris. Il y a 63 endroits dans le monde où il y a une implantation de l’agence. L’objet, c’est l’enseignement supérieur et la recherche, autrement dit c'est conforter une communauté internationale et scientifique autour de la langue française. Conforter c’est aussi assurer une solidarité. Toutes les universités n’ont pas les mêmes possibilités mais une même dignité.

JFB : L’Ecole supérieure de commerce extérieur, l’Université des sciences techniques et économiques de Budapest et l’Université de Szeged sont membres de l’AUF. Allez-vous essayer de convaincre l’Université ELTE de vous rejoindre?

B.C.: Ce serait bien. Nous venons de recevoir l’adhésion de la très an-cienne université portugaise de Coimbra. Et ELTE fête 325 années d’études françaises. En Hongrie, il y a une francophonie universitaire réelle. Par exemple l’université de Szeged tient tous les ans une école d’été dans le domaine du droit en français. Elle est également très active dans le programme des échanges. De plus, nous allons y ouvrir un campus numérique pour permettre aux étudiants d’accéder à Internet, à des bases de données et à des formations à distance. Le numérique c’est aussi du personnel.

JFB : Vous êtes avant tout linguiste. Qu’est-ce que la linguistique, et comment est né votre intérêt pour la langue française?

B.C.: La définition de la linguistique c’est celle de mon maître Antoine Culioli: c’est l’étude de la langue avec toujours un point de vue généralisable à l’inverse de la grammaire qui est l’étude normative d’une langue. Le linguiste est généraliste, il essaye de voir ce qui est commun aux langues. Je suis linguiste, un peu grammairien, et j’anime une émission sur TV5. Mais ce qui m’intéresse dans la langue, c’est ce qui bouge. J’ai écrit un Éloge de la variante peut-être parce que je suis d’une famille d’immigration; la moitié de mes ancêtres parlaient italien. Je me suis toujours intéressé à la langue française dans sa diversité historique – au départ je suis médiéviste – puis dans sa diversité géographique. Je crois que la base de la francophonie est le respect de la diversité du français. Là est sa richesse. La langue évolue, c’est un phénomène naturel. Mais je suis fasciné par le purisme qui est très profond en France. Au fond, on n’aime pas que la femme qu’on aime change de rouge à lèvres. C’est difficile. Or, elle doit le faire de temps en temps parce que cela lui va mieux. Les puristes n’ont jamais réussi à maintenir la langue! Il se trouve que dans ma carrière, j’ai participé à la réforme de l’orthographe, j’ai écrit un rapport favorable à la féminisation des noms de métiers, et je me suis occupé des langues régionales. Donc, par trois fois j’ai eu les puristes contre moi, violemment. Comme linguiste, je sais que le purisme est vain. Mais je suis fasciné par sa force. Il y a les grammairiens d’un côté, les écrivains de l’autre qui défendent la langue. Ils n’aiment pas que la langue bouge. Or les grands écrivains ont fait bouger la langue. Proust écrivait à Madame Strauss: « Les vrais défenseurs de la langue française sont ceux qui la violentent». Ce sont les écrivains bien sûr. Saint-Simon, Céline ont fait bouger la langue, et ils ont eu raison. L’évolution de la langue est naturelle. Quand j’aurai davantage de temps, j’écrirai un livre sur la genèse du purisme.

JFB : Comment voyez-vous évoluer la langue française avec ses diversités?

B.C.: On a d’abord le terme de «déclin» dont les journalistes aiment beaucoup parler! Or, cette idée existe depuis le XVIIIe siècle. Si donc les «déclinologues» avaient eu raison, la langue française serait morte depuis longtemps. Cela a commencé avec Voltaire: «On ne parle plus le français, on parle un jargon». Il y a là un discours sur le déclin qui est totalement fantasmé. On n’a jamais autant parlé ni écrit le français. Il y a plus de locuteurs maintenant, ne serait-ce que par la démographie. Je pense qu’en Algérie actuellement, on parle plus français qu’à l’époque de la colonisation. Donc le français quantitativement n’a jamais été autant parlé, et autant écrit grâce à Internet. Qualitativement je ne vois pas pourquoi il serait en perte de vitesse. Je crois qu’il faut en accepter la diversité. Ce qui nous réunit au fond, c’est la syntaxe. Un Sénégalais, un Québécois, un Belge, un Français ont à peu près tous la même syntaxe. S’il y a quelques langues dans le monde qui ne sont pas en danger, le français en fait partie. Il faut être de mauvaise foi pour dire le contraire. La langue que parleront nos enfants vingt, trente, quarante ans après nous, ce n’est pas la même. On a du mal à accepter que notre «chair» parle différemment, mais c’est un phénomène propre à toutes les langues et à toutes les générations. Cela n'empêche pas que la francophonie universitaire, qui est souvent une francophonie d'adhésion à la langue française, porteuse de savoirs, a un grand avenir.

Milena Le Comte Popovic

 

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