L’œil vagabond

L’œil vagabond


Photographe, cinéaste, écrivain, acteur… András Szirtes se considère avant tout comme un peintre. Artiste résident du Tűzraktér, centre d’art indépendant et autogéré, c’est là qu’il a élu domicile, dans son studio-atelier-chambre-laboratoire. C’est aussi là qu’il a accepté d’évoquer sa vie, son parcours, ses projets, livrant sans retenu apparente le visage d’un homme dont l’unique et vraie richesse est la liberté!

Une petite table de camping rouge au centre, un lit à l’écart et, de part et d’autre, une imposante caméra à manivelle sur trépied, un chevalet, des câbles, une impressionnante collection de cassettes vidéo, de bobines de films, de bougies, quelques portraits de femmes et… András Szirtes allant et venant, tel un roi en son royaume de bric et de broc. Amusé par l’exercice, il se prête avec plaisir au jeu de ce portrait, m’expliquant, en guise d’introduction, que la culture et la littérature française ont ponctué sa vie et son œuvre, comme une recherche du temps (perdu?) et la quête d’une “nouvelle forme”. Marcel Proust tout d’abord. «Je ne comprenais rien au début… je me suis battu avec lui pendant des années avant de plonger dedans, et de parvenir à m’approprier une nouvelle temporalité, un sentiment irrationnel que je voulais transposer à travers mes films: capturer le passé, tous les passés, avec ma caméra». Il évoque aussi un certain “emploi du temps” par Alain Robbe Grillet, mais aussi Robert Musil, James Joyce… Le temps et le langage abstrait. Un langage vite qualifié d’expérimental et d’avant-gardiste, même si pour András la forme doit avant tout servir un propos, une recherche.

A propos de son Journal Filmé, réalisé entre 1979 et 2004 en 16 mm et vidéo, il explique «tout le monde peut faire un journal filmé. Pour ma part, je voulais y mettre plusieurs niveaux de lecture, plusieurs strates, comme une composition musicale. Inventer un nouveau langage: parler de ma vie personnelle mais aussi de mon inscription dans le monde. Si je fais un film, l’important c’est la dramaturgie de l’image plus que l’histoire». «Avec ma vieille caméra, en vidéo, avec mon téléphone portable, peu m'importe. Je suis un peintre… j'utilise la technique mais je ne veux pas dépendre d'elle. Il faut connaître son boulot et dans ce cas, toutes les techniques sont possibles. Je n'aime pas les dogmes. Par exemple, j'ai filmé tout le film sur Sade en 16mm, en vidéo et avec une caméra Fisher Price pour enfant – à l'époque, de nombreux artistes utilisaient cette caméra. Et c'est finalement cette dernière version que j'ai choisi de gonfler en 35 mm. En résulte des images qui semblent venir d'un autre temps, celui des frères Lumière peut-être…»

Les années de formation

Après avoir travaillé dans la métallurgie à l’âge de 14 ans, András Szirtes entre dans l’industrie du cinéma en tant qu’électricien. Touche-à-tout, il devient tour à tour preneur de son, assistant monteur, assistant cameraman, monteur ou encore assistant réalisateur sur quelque 300 films. Une expérience formatrice mais un univers avec lequel il choisi de prendre ses distances. «Le monde du cinéma est un univers aristocratique, un monde de castes. Je ne crois pas en ça».

Il est pourtant l’un des cinéastes engagés dans le célèbre Béla Balázs Studió. «Le ministère de la culture de l'époque classait les films selon 3 catégories: la première comprenait les films interdits, la deuxième, les films que l'on ne pouvait montrer ni au cinéma ni dans les lieux de distribution traditionnels, mais que l'on pouvait toutefois projeter devant un cercle restreint, sans publicité, lors des soirées du BBS ou après des concerts…» Sur les 400 films du BBS, entre 10 et 15% faisaient partie de cette deuxième catégorie, dont la plupart des films d’András. «C'était une bonne publicité pour moi. Cela suscitait l’intérêt des gens, non pas tant pour la qualité des films que parce qu’ils étaient interdits. Les gens ont ce goût du secret, de l’interdit».

En 1983, après avoir réalisé 12 courts-métrages qui lui valaient une petite notoriété en Occident (prix au festival de Oberhausen, projection de ses films au Centre Pompidou à Paris), il réalise son premier long métrage The history of Pronuma boys. Le film commence par 3 minutes de monologue face caméra: «Tu es fou... Tu es stupide... Tu es là, au cinéma, et tu regardes ce film débile...», suivi d'une minute de silence avant de reprendre: «Quel idiot! Tu es toujours là...! Alors on peut commencer à regarder le film». Les acteurs étaient souvent ivres, fumaient clope sur clope, parlaient un nouveau langage, un peu surréaliste, le slang de l'époque. «On appelait la police secrète “les guépards” et j'ai filmé ces gars qui répétaient «Les guépards arrivent! Les guépards arrivent» avant de montrer à l'écran deux vrais guépards qui viennent et repartent «Les guépards sont repartis. Les guépards sont repartis!» On s'est bien amusé!»

De New-York à Pékin

Entre 1984 et 1986, András Szirtes part dans la nature avec sa caméra 35mm et réalise Lenz, d’après une nouvelle de Georg Büchner, un récit basé sur l’histoire du poète et dramaturge Jakob Lenz, ami de jeunesse de Goethe et sujet à de grands troubles psychiques. Szirtes entreprend de filmer, de capturer ce double sentiment d’une vision normale d’une part mais aussi schizophrène. Ce film, qui connaît un certain succès en Allemagne et aux Etats-Unis, lui permet d’obtenir une bourse pour partir à New-York. Il y passera deux ans et y réalisera trois films, entre 1987 et 1989 : UFO (Unidentified flying object, report to the subject), Rap letters et Après la Révolution, d’après Le Maître et Marguerite de Sergueï Bulgakov, qu’il tournera à New-York, Moscou, Kiev et Pékin.

Il commence à être reconnu aux États-Unis mais décide de repartir. «Ça n’était pas mon truc: le système américain est trop rapide, vide de sens, tourné vers la recherche du profit». Après les États-Unis et l’Europe, il est à la recherche d’un nouveau style de vie. Recherche qui le conduisent en Asie. Invité officiellement à Pékin, il embarque plusieurs kilos de matériel et part en Chine en train. András arrive à Pékin au printemps 1989, en pleines manifestations étudiantes. Il commence à filmer mais se voit rapidement renvoyé en Hongrie. De ce voyage il n’a pu sauver qu’une seule bobine judicieusement cachée dans son pantalon. Mais ce “citoyen du monde” ne tient pas en place.

«De retour en Hongrie, j’ai réalisé que le changement n’était pas un vrai changement». Il part alors en France où il travaille successivement sur deux projets.

Le marquis de Sade et les frères Lumière

Entre 1990 et 1993, Szirtes part sur les traces du marquis de Sade et collecte de nombreux documents, notamment au château de Lacoste, dans le Luberon, propriété où Sade avait fui les scandales qu’il avait provoqués dans la capitale. Pourquoi cet intérêt pour Sade? «Il est déviant… et moi aussi!» András compile et écrit alors quelque 300 pages de script sur sa vie. Documentant ses recherches, il réalise ainsi La vie du marquis de Sade, sans argent, avec l’acteur Péter Halász dans le rôle principal.

En 1992 il rencontre Jean-Michel Verret (artiste peintre français qui a notamment réalisé la fresque du Tilos Az Á – l’actuel café Zapa), qui l'accompagnera et documentera en vidéo l'aventure de son projet suivant: Mémoire des Lumière. Durant 3 ans, András parcourt la France sur la trace des frères Lumière: Lyon, La Ciotat, Paris… Il re-tourne les même scènes, re-met en scène des événements et, le 28 décembre 1995 à 18h, projette son film devant les descendants des frères Lumière au Café de Paris, 100 ans après la projection du premier film des illustres cinéastes. Une ombre apparaît soudain à l'écran: Jean-Michel Verret passant devant la caméra d'András. 100 ans après les frères Lumière, la vidéo prend le pas sur le film... et celui de Szirtes s'arrête ainsi.

Retour en Hongrie

En 1995, il devient papa d’une petite fille et décide de partir vivre à la campagne, sur l’île de Szentendre, avec sa famille. Il y achèvera son journal filmé, écrira une autobiographie*, arrêtera définitivement l’alcool et s’occupera de son enfant, menant ainsi une vie tranquille et apaisée, proche de la nature. Après sa rupture, il restera seul à la campagne pendant plusieurs années et fera de réguliers allers-retours en Belgique où une galerie d’Anvers l’accueille en résidence. C’est là qu’il poursuit l’idée d’une série de portraits photographiques entamée à Budapest : Photo Therapy. A travers chaque portrait, il cherche à capturer la dimension spirituelle de ses modèles, une dimension qui «apparaît au développement de la pellicule et lors de son incarnation sur le papier», qu’il retouche et “peint” à l’aide de différentes chimies selon un procédé qu’il a lui même mis au point. Réalisés avec un temps de pose très long, les visages n’étant éclairés qu’à la lumière de bougies, ses portraits révèlent des aspects «à la fois masculin et féminin mais aussi l’enfant et le vieux qui habitent chaque personne». «Je cherche à développer leur personnalité. Parfois ça ne marche pas ou parfois ce sont les modèles qui développent la mienne». C’est le cas de Mercédes, actrice et modèle du film Juliette, une séance de photo-thérapie entre un photographe-thérapeute et une patiente-modèle. Dans ce film, présenté lors de la semaine du film hongrois en 2009, celle-ci lui révèle avoir dévoré son amant afin qu’il l’habite à tout jamais. Le modèle et son thérapeute se retrouvent alors à associer leurs images pour créer virtuellement une troisième personne.

Depuis son retour de Belgique en 2008 et son installation au Tűzraktér, il y a réalisé 250 nouveaux portraits avec 52 nouveaux modèles et réfléchit déjà à plusieurs projet de films. L’un d’entre eux s’intitule GPS Love. Tout un programme…

Frédérique Lemerre

(Photo: Jack Montgomery)

*L’œil vagabond (Vándorszem), 2005, éd. Jonathan Miller. non traduit en français

www.szirtesfilm.hu (avec de nombreuses photos et 11 de ses films consultables en ligne) 

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