L’Histoire ralentie
Interview de Francis Fukuyama
Dans l’idéal, un Etat doit être puissant afin d’imposer des règles, mais doit avoir des limites dans l’exercice de ses pouvoirs, affirme le politologue américain.
– Bien que l’Etat socialiste fût trop fort et sclérosé, quelques pays sont allés trop loin dans la décomposition des capacités et des fonctions de l’Etat. C’est ce que vous avez formulé lors d’un récent colloque à Saint-Pétersbourg. Plus concrètement, à quels pays vouliez-vous faire allusion ?
– Avant tout à la Russie où, dans les années 90, le gouvernement fut incapable de percevoir les impôts, de contrôler la mafia et les privatisations. Les changements ont eu lieu dans un environnement absolument chaotique. Dans une certaine mesure, en Europe de l’Est, il s’est passé la même chose. Or, pour que les privatisations se déroulent en bonne et due forme, l’Etat doit être ferme afin de pouvoir garder la main sur la redistribution des biens ou sur la liste de ceux qui sont censés participer à certains programmes d’investissement. Dans plusieurs pays ex-membres de l’ancienne Union Soviétique et dans quelques pays en voie de développement, sous la pression des grands organismes financiers internationaux, l’Etat a, en grande partie, liquidé sa propre bureaucratie, tout en perdant en même temps sa capacité à remplir certaines de ses fonctions essentielles. Au début des années 90, on a eu tendance à oublier que l’existence de l’Etat était nécessaire, même dans un système démocratique.
– Dans quels domaines faudrait-il renforcer le rôle de l’Etat ?
– Il y a deux dimensions qui se confondent souvent. La première est ce que j’appelle la sphère de l’exercice des pouvoirs de l’Etat : quelles fonctions doit-il remplir ? Comment doit-il réglementer le marché ? Quel réseau de protection sociale est-il capable d’établir ? Sur ce point, ma réflexion reste plutôt prudente, car personne n’opterait pour un Etat qui freine toute initiative et applique les réglementations avec trop de vigueur. Ce n’est donc pas l’exercice des pouvoirs qu’il faut renforcer, mais les capacités de l’Etat à veiller au respect des lois fondamentales et à intervenir de manière plus efficace dans des domaines problématiques, tel la corruption dans le secteur public. Ainsi, selon moi, l’Etat idéal est fort d’une capacité à imposer des règles, mais doit avoir des limites dans l’exercice de ses pouvoirs. De ce point de vue, je pense que nombre de pays d’Europe centrale et orientale sont dans une situation bien meilleure que certains pays occidentaux, puisque la réglementation du marché du travail y est moins rigoureuse que, par exemple, en France. L’une des causes de l’élection à la présidence de Nicolas Sarkozy fut justement que de plus en plus de Français estimaient que l’intervention de l’Etat avait largement dépassé les limites. Mais l’Europe orientale en a fini avec une grande proportion de ces réglementations en même temps qu’avec le socialisme.
– Cependant dans plusieurs de ces pays, parmi lesquels la Hongrie, le réseau social basé sur la confiance, que vous qualifiez comme le facteur le plus important du développement, s’est défait ou, du moins, amolli. Y a-t-il des méthodes appropriées pour qu’il puisse être rétabli ?
– Ce problème n’est pas facile à résoudre. La confiance sociale est basée sur l’ensemble des valeurs et des idées communes à une société et concerne la coopération au sein même de celle-ci. Dans les sociétés modernes, c’est d’abord le système juridique qui réglemente l’établissement des relations sociales, quoique, dans certains cas, la confiance peut être basée sur la religion, la communauté ethnique ou sur d’autres sources, plus primitives, de liens sociaux. Vu l’exemple des Balkans, nous pouvons pourtant constater que ces dernières ne sont pas suffisamment rassurantes quant au bon fonctionnement d’une communauté. Pour revenir à votre question, je ne connais pas de formules magiques qui puissent être valables pour l’ensemble de la société hongroise, je peux seulement vous dire qu’il est beaucoup plus facile d’établir des liens de confiance sur une échelle réduite. Il vaut mieux focaliser sur la microsphère et laisser l’établissement des liens de confiance aux sociétés, entreprises, écoles, organismes à but non lucratif. C’est eux qui sauront rétablir les principes de la confiance.
– Il y a une quinzaine d’années vous avez prophétisé la victoire universelle des démocraties libérales – et donc la fin de l’Histoire –, tout cela pouvait nous sembler beaucoup moins compliqué. Que s’est-il passé depuis ?
– Même si la fonction temporelle des changements est plus longue que je ne le pensais alors, le processus de modernisation ne cesse de continuer. Les deux plus grands pays de la planète, la Chine et l’Inde, se modernisent à grande vitesse. Dans ce dernier pays, la démocratie semble s’institutionnaliser de plus en plus fortement, alors qu’en Chine il s’agit plutôt d’une grande expérience pour savoir s’il est possible d’atteindre une structure sociale moderne et développée sans une direction gouvernementale démocratique. Le degré de formation générale et spécialisée des Chinois augmente, la classe moyenne s’élargit, ce qui entraînera inévitablement une augmentation du nombre des Chinois revendiquant leur droit participer aux affaires publiques. En même temps il faut aussi reconnaître que le processus de modernisation appelé mondialisation est déjà, à l’heure actuelle, très répandu, et il y a de nombreuses forces exerçant des influences contraires pour le réprimer. Mais en observant les tendances historiques à long terme, nous pouvons constater qu’elles n’ont jamais été linéaires, il y a toujours des rechutes.
– Comment expliquez-vous le renforcement des sentiments contre la mondialisation et les Etats-Unis ? Serait-ce la répercussion de l’inégalité de la répartition des lignes de forces internationales ?
– Dans les pays où la mondialisation a eu le plus d’effets positifs, ces sentiments hostiles sont beaucoup moins forts. En Chine et en Inde ils ne sont pas du tout caractéristiques de l’état d’esprit de la population. Aujourd’hui l’Inde a même une attitude amicale envers les Etats-Unis, car ils sentent que la mondialisation a des chances de très bien marcher. L’opposition la plus forte se trouve dans les pays qui sont incapables de profiter des avantages offerts par la mondialisation : les attentes sont importantes sans avoir de résultats vraiment réconfortants. La grande partie des sentiments anti-américains résulte réellement de l’inégalité de la répartition du pouvoir. Et ils sont aussi appuyés par le comportement actuel des Etats-Unis, mais cette situation peut évoluer avec le temps.
– Que se passe-t-il actuellement aux Etats-Unis ? De leur position dirigeante acquise pendant la guerre froide comment sont-ils arrivés à cet unilatéralisme ?
– Je ne connais pas vraiment la réponse et je suis très déçu de la politique étrangère menée par les Etats-Unis ces 6-7 dernières années. Je pense qu’après les attentats du 11 septembre 2001 nous avons réagi avec trop de ferveur. Cet événement a mis les Etats-Unis et les valeurs américaines à rude épreuve mais, à mon avis, nous avons surestimé le danger, ce qui nous a conduit à nous lancer dans deux guerres consécutives. La première, celle d’Afghanistan, est tout à fait justifiable, mais quant à la guerre en Iraq, je ne suis pas du même avis. Je crois qu’elle a même compromis d’autres valeurs américaines, il suffit de penser aux abus et tortures dans les prisons. Mais je fais confiance à notre système démocratique. La composition du pouvoir législatif a déjà changé, et l’année prochaine il y aura aussi de grands changements à la Maison Blanche.
– Pensez-vous que les démocrates triompheront ?
– Il est difficile de le dire à l’avance parce que tout dépendra du candidat, mais je pense qu’actuellement le pays est ouvert à l’idée d’avoir un président démocrate.
– Et quelle sera la suite en Iraq ? Les troupes américaines seront-elles rapatriées ?
– Oui, c’est inévitable. Je ne vois pas comment les Etats-Unis pourraient contribuer à la stabilisation de la situation en Iraq. Il n’y a pas d’autre possibilité que de rapatrier nos troupes de ce territoire dans les années qui viennent.
– N’êtes-vous pas d’avis qu’au Moyen-Orient il y a peu d’Etats démocratiques et que la présence américaine y serait nécessaire en vue de les épauler ?
– Dans le gouvernement de George Bush plusieurs personnalités avaient commencé leur carrière politique dans l’équipe du père de l’actuel président, et ils considéraient les expériences qu’ils avaient acquises lors de la chute du communisme et du mur de Berlin, comme générales, valables pour le monde entier. Ils croyaient qu’avec la disparition de Saddam Hussein, comme à l’époque avec celle de Ceausescu en Roumanie, tout son système disparaîtrait et le pays ferait désormais partie du monde civilisé. Mais ils n’ont aucunement pris en considération les différences culturelles entre l’Iraq et l’Europe de l’Est de l’époque.
– Au Moyen-Orient, mais aussi dans d’autres pays, les questions ethniques et le renforcement des sentiments religieux pourront-t-il devenir les facteurs les plus dangereux face à la mondialisation ?
– La religion a une position de plus en plus forte dans le monde entier, plus particulièrement dans les pays musulmans, mais aussi aux Etats-Unis, en Amérique latine, en Russie, en Inde. Ce qui signifie que la vieille opinion selon laquelle la modernisation devra nécessairement entraîner la sécularisation de la société, n’est pas avérée. Les questions religieuses restent donc très présentes, et la question doit être reformulée : vont-t-elles entraver les démocraties libérales ? C’est un problème réel, car l’une des difficultés les plus pesantes pour l’Europe occidentale est l’intégration des minorités musulmanes.
– Aux Etats-Unis, ce processus d’intégration se déroule-t-il avec plus de succès ?
– Aux Etats-Unis, on a réussi à générer une sorte de sentiment plus ou moins universel d’identité politique, ce qui favorise l’adoption des valeurs américaines par les émigrés. Là, ce processus est plus facile à réaliser, car la plupart des immigrants sont des Latino-américains qui, de par leur culture, résistent moins à l’assimilation que les musulmans. Dans les sociétés d’Europe occidentale il y a un aussi autre problème, le fait que le réseau de protection sociale rende assez difficile aux émigrés de trouver un emploi. Nombreux sont ceux qui bénéficient cependant des diverses allocations de ce système d’abondance, ce qui les empêche en même temps de s’intégrer dans la société, puisqu’ils ne se sentent pas utiles à celle-ci, et la majorité de la population les considère ainsi comme des fainéants.
– Vous avez pourtant écrit auparavant que l’Union européenne était arrivée à la fin de l’Histoire…
– Elle en est en tout cas plus proche que les Etats-Unis.
– Mais, depuis, elle a beaucoup changé, elle s’est élargie, et son intégration politico-institutionnelle s’est ralentie.
– Je dois à nouveau dire que ce sera un processus un peu plus long que je ne le pensais auparavant. Quoique, si l’on remonte dans le temps, l’UE a déjà fait un long trajet malgré les divergences, idéologiques notamment, qui séparaient l’Europe orientale et occidentale. L’élargissement s’est déroulé très vite. Dans le cas de la Hongrie, cela ne pose aucun problème, car ce pays a toujours été présent dans les consensus plus larges, mais la Bulgarie et la Roumanie sont arrivées dans cette communauté lourdes d’un passé très différent. Aujourd’hui, elles sont plus européennes, et ceci est déjà un grand résultat. Du point de vue de la démocratie, un grand pas, très marquant, a été fait.
– La tendance selon laquelle les pays européens pourraient renoncer à leur souveraineté nationale en faveur d’une autorité supranationale pourrait donc être couronnée de succès ?
– Je pense que oui. L’Europe a une histoire commune, et ce non seulement d’un point de vue culturel. Le XXe siècle et les expériences des deux guerres mondiales ont contribué à y établir une vision commune de la notion de l’Etat nation et à reconnaître la nécessité de la création de certaines institutions supranationales. Pourtant, je ne crois pas que ce modèle puisse être adapté pour le monde entier et qu’il conduise à la naissance d’un gouvernement supranational, car de nombreux territoires ne sont pas suffisamment prédisposés à un tel consensus.
– Et qu’en est-il des divergences inhabituellement importantes entre les Etats-Unis et l’Europe ? Pourront-elles se résoudre avec le temps, avec les successeurs de l’administration Bush ?
– Je ne crois pas qu’elles puissent disparaître bientôt parce que, selon moi, l’Europe voit les choses d’une manière différente, surtout l’Europe occidentale. On y a une conception différente de la société d’abondance, on y prend la solidarité sociale plus au sérieux, on n’aime pas le capitalisme à l’américaine et on y a une attitude complètement différente envers la souveraineté, les relations internationales ou l’utilisation des forces armées. Et tout cela ne changera pas avec la fin de la présidence de Bush. Il ne s’agit pas d’un gouffre dans la civilisation mais tout simplement de la différence des expériences des gens vivant sur le continent européen d’une part et outre-atlantique d’autre part, ce qui ne cessera d’exercer une influence sur notre réflexion sur les relations internationales ou le pouvoir.
Gábor Lambert
Traduit par Zsofi Molnár