Les confessions d’un premier ministre
Fait rarissime, le quotidien Népszabadság a publié, fin janvier, un supplément spécial qui contenait, en exclusivité, un long article rédigé par le Premier ministre Ferenc Gyurcsány lui-même. Le «supplément Gyurcsány» se veut à la fois une explication des réformes que le gouvernement essaye de mener à bien, une apologie de la gauche hongroise d’hier et d’aujourd’hui et un discours plus personnel du Premier ministre, dont la popularité a touché le fond depuis les événements de l’automne dernier. Il s’agit en somme d’une lettre qui vise à la fois les électeurs de gauche, les membres du parti socialiste et le pays tout entier dans la mesure où ce dernier se trouve, selon Gyurcsány, devant le choix complexe de la modernisation.
Le titre, de même que l’article, est long, et laisse entendre qu’un grand nombre d’idées controversées transparaissent dans ce pamphlet politique publié par Gyurcsány : « Faire face : des erreurs, des leçons et des choses à accomplir en 23 points ». Sans la division en colonnes proposée par Népszabadság, le développement de ces 23 points remplit 26 pages. En fallait-il autant pour en venir à l’essentiel ? En tout cas, l’essentiel est que la politique actuelle a besoin d’un nouveau souffle. Gyurcsány revient sur la nécessité des réformes d’un point de vue historique, à savoir celui du changement de régime de 1989-1990 dont il propose une lecture classique mais quelque peu revisitée. Ensuite, en ce qui concerne la gauche, il est important de noter que le parti socialiste va bientôt élire un nouveau président et que le seul candidat réel pour ce poste n’est autre que Gyurcsány lui-même, ce qui fait de son article une mise au point au sujet de l’identité, autrement dit du passé et des perspectives politiques de la gauche contemporaine du pays.
Après les événements de septembre-octobre, le Premier ministre s’était visiblement retiré de la scène médiatique, comprenant certainement que le personnage auquel il s’identifiait commençait sérieusement à irriter l’opinion publique. Aujourd’hui, il cherche donc à clarifier sa position dans un retour «par écrit».
Survolons le contenu des 23 points de l’article dans leurs grandes lignes. D’après Gyurcsány, 40 ans de socialisme ont produit un citoyen modèle dont les habitudes et le rapport à l’Etat, fruits d’un processus de transformations de la société selon les valeurs du régime précédent, rendent le citoyen moyen d’aujourd’hui tout à fait incompétent face au nouveau capitalisme installé depuis le changement de régime.
Ce changement n’est pas parvenu à modifier les mentalités : le citoyen moyen dépend encore et toujours fortement de l’Etat, exige l’assistance de ce dernier selon le compromis tacite établi depuis l’insurrection de 1956 jusqu’à la fin du régime (beaucoup de compensations et une absence de responsabilité personnelle contre de toutes petites libertés). Selon le Premier ministre, le changement de régime consiste en une réappropriation de la liberté au sein de laquelle une distinction s’opère entre les responsabilités publiques et privées. Cette distinction et la démocratie capitaliste, par conséquent, restent à apprendre.
Dans son ensemble, cette lecture n’a rien de nouveau. Gyurcsány ne veut pas réviser l’interprétation du changement de régime, mais l’aborde d’un point de vue plutôt libéral : au sujet des réformes, le Premier ministre avoue que le registre de leur inéluctabilité, l’absence spontanée d’alternatives au lendemain des dernières élections législatives fut une erreur de communication. Il y a certainement d’autres chemins que celui des réformes, mais Gyurcsány doute que ces chemins nationaux conviennent à la vocation du pays.
Gyurcsány considère en conséquence la polarisation radicale de la politique comme déterminée par le processus esquissé ci-dessus. En même temps, il attaque vivement le clan adverse, c’est-à-dire le Fidesz, parti majeur de l’opposition. On trouve une forte empreinte de déterminisme dans sa lecture du processus démocratico-capitaliste de ces 20 dernières années. En toute logique, la radicalisation de la droite n’en est pas moins le résultat du manque d’initiatives sérieuses de la gauche. Pourtant, le Premier ministre rend la politique responsable du cul-de-sac actuel : il accuse la droite, mais contrebalance ses accusations par l’aveu des erreurs de la gauche, et cela lui permet de s’imposer en modernisateur aux yeux de ses électeurs et du parti dont il compte prendre la direction. Il se veut l’homme d’Etat qui va bousculer les déterminations, achever la survie latente du citoyen modèle socialiste et planter dans les esprits les germes du comportement démocratique et capitaliste moderne.
L’essentiel consiste donc à assumer les processus déterminés par l’histoire afin de les dépasser. Au sein des processus déterminés, il peut être intéressant de s’arrêter sur deux points : l’histoire de la gauche et l’avenir projeté par les réformes.
Gyurcsány affirme que l’héritage de la gauche comprend un important dilemme. On ne peut se revendiquer à la fois du héros et martyr de 1956, Imre Nagy, et de son assassin, le père du peuple hongrois depuis l’insurrection, János Kádár. L’article semble éviter une réponse claire à cette question : il faut certes faire un choix, la gauche démocratique doit se revendiquer d’Imre Nagy et affirmer cet héritage par rapport à Kádár. En même temps, il faut éviter de confondre le régime de Kádár avec les années d’avant 1956, la dictature totalitaire avec la dictature «souple». Est-il habile d’énoncer si clairement un dilemme si son énoncé ne peut appeler une réponse aussi claire que la question, un oui ou un non ? Par ailleurs, Gyurcsány se revendique à la fois des grandes personnalités de gauche des siècles passés, mais il se réfère aussi à des politiciens et hommes de lettres de droite comme faisant partie de l’héritage de la gauche démocratique. Il se peut qu’il s’essaye au jeu mené par Nicolas Sarkozy au moment de son investiture en janvier, et qui consiste à citer sans complexes les références de l’adversaire (ce qui aura fortement irrité le PS français, d’ailleurs).
L’avenir projeté par les réformes demeure incertain. Le credo de Gyurcsány peut se résumer par la sentence de Cromwell : «prie, et garde la poudre au sec». La population se méfie des réformes pour en avoir déjà connues entre 1995 et 1997, mais Gyurcsány se veut confiant. Pour soulager les craintes, il avoue enfin que son fameux discours de Balatonöszöd fut une erreur. Il dit aussi que le plan des réformes n’a pas été exposé avec suffisamment de clarté dès le départ. Il ne manque pas d’ajouter que les mensonges ne se mesurent pas selon la victoire aux élections, mais selon les programmes proposés à l’avance par les partis. Autrement, le vainqueur serait le seul à avoir «menti», tandis que l’opposition garderait sans souci son aura. Il rejette donc l’accusation qui a fait de lui un menteur aux yeux d’une partie considérable du pays.
Osons être de gauche, assumons notre héritage et restons confiants quant à l’avenir. Le message est simple. Les erreurs trouvent leur explication et celui qui les a commises affirme avoir retenu la leçon. Toutefois, Gyurcsány reste un acteur de la vie politique, il n’est pas un contemplateur objectif des événements, ainsi qu’il l’affirme au début de son «traité». Doit-on apprécier sa longue lettre, ses références politiques et culturelles multiples, son style en un certain sens intellectuel ? Le politique peut-il ainsi s’imposer directement par écrit comme un essayiste qui jouit de sa liberté de parole ? A l’image des blogs politiques, avons-nous réellement besoin de l’intimité du Premier ministre étalée sur 26 pages ? Après tout, il a peut-être raison, restons confiants : la démocratie hongroise s’essaye encore et toujours, une telle manifestation demeure acceptable dans le jeu démocratique. Si cela aide l’acception des réformes et donc la modernisation du pays, on le saura bien d’ici les législatives de 2010. En espérant que la poudre reste bien au sec d’ici-là.
En même temps, les espoirs liés au changement de régime se sont vite avérés des illusions à cause de la rechute économique qu’aura entraîné le tournant de 1989-1990. Un phénomène nouveau de précarité sociale a fait son apparition, conduisant l’Etat à des manoeuvres contradictoires. Il était en effet impossible de remédier à cette nouvelle précarité qui a touché une grande partie de la société et continuer de négliger les règles du jeu du marché ouvert sans susciter un déséquilibre sur le plan économique. Au cours des années 90, l’Etat tentait de tenir en équilibre entre le statu quo et les réformes. Il continua à agir comme sous l’ancien régime, sans aucune redéfinition des responsabilités requises par l’ordre nouveau qu’il prônait. Entre temps, la chaîne des déceptions au sein de la société s’est laissée canaliser par la politique des partis. Le multipartisme démocratique en est venu à un point où les haines et les tensions rendent impossibles toute espèce de consensus entre les deux grands clans politiques qui sont supposés incarner la pluralité des partis.
Tamás Berki
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