Les Amants du Pont-Neuf
Le Festival du Film Francophone, qui se tient cette année du 28 février au 9 mars, ne propose pas moins de 23 films et maintes activités en lien avec le monde de la francophonie. Cette 15ème édition a offert aux amateurs de cinéma une rétrospective sur les longs métrages du réalisateur français Leos Carax. Après 3 jours de projections, son dernier film autobiographique expérimental intitulé C'est pas moi (2024) a pu être directement discuté avec le cinéaste, spécialement venu à Budapest pour cette occasion.
C'est dans le cinéma Puskin, élu le 8e plus beau cinéma du monde par le Magazine Time out, que se sont tenues les 6 projections dédiées à la rétrospective de Leos Carax.
Correspondant à l'ordre de parution des films, c'est Boys meet Girls (1984) qui a ouvert la sélection, le vendredi 28 février.
Les spectateurs présents le samedi 1 mars ont eu l'occasion de voir Mauvais sang (1986) et Les Amants du Pont-Neuf (1991). Le 2 derniers films, Annette (2021) et Holy Motors (2012) ont précédé le dernier moyen-métrage en date C'est pas moi (2024). Une séance de discussion en présence du réalisateur est venue clôturer cette soirée.
Passé cinématographique de Carax
Si les premiers travaux de Leos Carax (Boys meet Girls en particulier) sont connus pour être issus de l'influence de Jean-Luc Godard et de la Nouvelle Vague, Mauvais Sang et Les Amants du Pont-Neuf offre matière à mieux qualifier le style de Carax : un lyrisme que beaucoup qualifie d'onirique.
En effet, Carax a le don de jouer avec les scènes tantôt d'un réalisme poignant, tantôt explosives de passion. Le thème de l'amour est régulièrement abordé dans ses œuvres. Mais il ne s'agit pas de n'importe quel amour. Il est question de l'amour frénétique, celui qui consume et qui tourne parfois à l'obsession. L'amour-passion, poétique, qui urge le spectateur à ressentir tout un éventail d'émotions : émerveillement, frayeur, tourment, inquiétude et espérance.
Il en était question dans l'histoire relatée par Les Amants du Pont-Neuf, que nous avons visionné.

Les Amants du Pont-Neuf (1991)
Les Amants du Pont-Neuf retrace l'histoire d’un sans-abri, Alex (joué par Denis Lavant, l'acteur fétiche de Carax) attaché de manière presque obsessionnelle à un Pont en travaux où il a élu son domicile. Il fera la rencontre de Michèle (Juliette Binoche), une artiste dessinatrice errante sur le point de perdre la vue. Cette dernière s'est résolue à vivre à la rue après que son amant l’a eu quittée. Avec elle, Alex aperçoit alors pour la première fois qu'est-ce que peut être l'amour.
Des scènes grandioses permettent de capter l'intensité de la relation qui les unit, telles que les superbes images des feux d'artifice sur la Seine. Les subtilités scéniques nous communiquent cette urgence de vivre à travers une ambiance presque fantasmagorique.
Bien entendu, à cet amour intense se mélange fortement le désir d'être aimé par l'autre. Ce besoin désespéré pousse même parfois les protagonistes à entreprendre des conduites à risque, comme le mensonge, l'intimidation, le vol, l'automutilation et l'homicide (même si involontaire). Sur ce fond de tragédie, leurs tentatives maladroites d'approcher l'amour sont touchantes et émouvantes.
L'œuvre se termine sur une ouverture possiblement heureuse pour le couple, même si l'ambiance générale du film nous fait douter de la longueur de cette sérénité…

C'est pas moi (2024)
Grâce à son dernier film C'est pas moi, nous avons eu l'opportunité de plonger directement dans le monde de Carax. En effet, son moyen métrage de 42 minutes répond directement à la question Où en êtes-vous, Leos Carax ? que lui a posé le Centre Pompidou en 2023. À noter que son travail a été sélectionné dans la catégorie Cannes Première du Festival de Cannes 2024.
La réponse de Carax a été un patchwork d'extraits vidéo et d'images annotées de commentaires. Grâce au débit très rapide des informations visuelles, de nombreux sujets ont pu être abordés, même si cela a également participé à un sentiment global de densité et de compacité.
Voici quelques thèmes généraux composant son autobiographie cinématographique ; la politique du 20e siècle, sa famille et tout particulièrement sa fille, la particularité du cinéma à produire des secondes éternelles, divers fragments de ses propres œuvres ainsi que de ceux qui l’ont influencé.
Plusieurs avancent que Carax se pose en "donneur de leçons", en particulier concernant les extraits de certains dictateurs totalitaires du 20ème siècle. Personnellement, je n'interprète pas ces séquences comme ayant pour but "d'éduquer" sur les dérapages politiques du siècle passé.
Je pense que nous ne pouvons pas nous définir sans donner le contexte de l'époque dans laquelle nous sommes nés, comme c'est également elle qui nous façonne. La société et les événements contemporains de notre existence impactent notre identité.
Carax le mentionne ainsi, dans les premières minutes du documentaire : "Je suis un homme du 20ème siècle". Une définition simple qui exprime l'importance qu'ont eu les événements d'une époque dans sa définition de lui-même.
La famille dans laquelle nous grandissons a également un impact important sur notre identité. À ce sujet, Carax nous a révélé, lors de la discussion suivant la projection, que la présence féminine (principalement sa mère et ses trois sœurs) avait eu un impact important dans sa vie. Devenir père a également changé sa vision du monde. "Ça a été comme un nouveau départ", nous a-t-il dit.
Durant la séance de questions, Carax a développé quelque peu le choix de son titre, C'est pas moi. Un des sens possibles peut être pris littéralement ; cette réalisation de 42 minutes ne le représente pas. Elle ne le peut pas. Ce n'est qu'un compte rendu non-exhaustif, représentant un instant T de sa définition de lui-même. Les images offertes par le cinéma sont éternelles, même si le temps des protagonistes est révolu.
Cette œuvre avait donc l'objectif de répondre à une question de définition de soi. La notion d'identité est complexe et composée de multiples facettes, ce qui justifie selon moi, le choix du patchwork de divers thèmes et éléments.
Une scène m'est restée à l'esprit résumant bien l'ambiance générale de son travail : un âne apparaît quelques secondes à l'écran et soudain, il caquète. Un coq braiment le succède à l'écran. Conclusion : Carax lui-même à travers ces deux scènes avoue passer du coq à l'âne. Mais l'esprit humain ne fonctionne-t-il pas également ainsi ?
Manon Wermeille