Le silence est d’or au Kerepesi
Budapest parcours
Par Emmanuelle Sacchet
Comme dans tous les grands cimetières des capitales, le cimetière Kerepesi de Budapest est emprunt d’une incontestable sérénité et poésie. On peut y oser la promenade comme dans un parc, dans l’émotion palpable à fleur de granit et de verdure des tombes à lire comme un livre ouvert. Un livre sur le sacré et le profane, la vie collective et l’intimité. Mais Kerepesi est surtout un livre d’Histoire, celle sur la Hongrie. La nation se représente sur neuf hectares dans le croisement des convictions politiques, religieuses et sociales. Secteur juif, parcelles de la révolution, de l’insurrection, cimetière communiste… Tant d’Hommes célèbres ayant marqué ou bouleversé le cours de l’Histoire magyare y reposent : Kossuth, Deák, Batthyány, Ady, Blaha, Kádár… Le cimetière mélange ces noms de plaques de rues à ceux des anonymes.
Ici, curieusement, les voitures sont admises. Mais mieux vaut s’enfoncer peu à peu, tantôt par de larges avenues, tantôt par de petites allées à travers les grands arbres. Mausolées gigantesques, stèles épurées, statuaires réalistes, sculptures grotesques, marbres ébréchés, pics verticaux de bois ouvragés : on retrouve le mélange des styles cher à l’architecture de Budapest où l’art nouveau côtoie la pierre grignotée par le temps. Le parcours sensible dans la ville des morts est un grand rébus affectif à déchiffrer. Et c’est bien cela dont il s’agit : une ville reconstituée, un paysage de pierre et de verdure. La mise en scène des confessions cristallise les jeux d’Eros et Thanatos, à jamais liés.
La végétation se fait tour à tour domestiquée et abandonnée. On se retrouve soudain dans les broussailles où les tombes surgissent des racines. La nouvelle politique du cimetière est d’apprivoiser ces zones pourtant si romantiques afin de créer un homologue hongrois au père Lachaise parisien avec visites et événements. De l’événementiel dans un cimetière autre qu’une commémoration ? Et oui, en juin a eu lieu la troisième édition de la journée du silence, le “Csend Napja” organisé par le cimetière afin de mieux le faire connaître. Après les visites guidées, l’atelier floral, le salon de thé et les mausolées spécialement ouverts pour l’occasion, c’est tout évidemment qu’un concert y a été donné.
Un silence brisé donc : le pianiste László Fassang s’installe tranquillement au Steinway sous les grands chênes, au pied du tombeau de Ferenc Erkel. Une silhouette de jeune premier au cheveu bien placé se courbe au clavier pour improviser autour de l’hymne national du célèbre compositeur. La liberté de sa lointaine interprétation nous transporte dans une couleur inattendue rappelant Arvo Pärt. Puis un comédien déclame du Sándor Weöres où il trouve quelque inspiration. On tire au hasard une liste de compositeurs proposés par le public que le virtuose mélangera sans vergogne, faisant se rencontrer les époques. D’abord, Fassang se cache le visage des mains une bonne minute puis trouve son univers. Après une intro souvent au plus près de la demande il s’envole très vite tel un jazzman vers un lyrisme plein de finesse. Quand soudain il ne fait plus qu’effleurer la touche, à la limite de l’audible, il nous tient en haleine de façon vraiment… physique. Souvent ses dernières notes sont ouvertes comme une phrase sans point, et c’est justement là que viennent se confier nos émotions, dans le silence de l’entre-deux. Comme le dessin est fait de vides, pour la musique le silence est d’or. A fortiori dans un cimetière…
L’heure de Bach venue, c’est l’apothéose de l’interprétation : le pianiste surdoué déconstruit L’hymne à la joie, découd fil à fil les suites de notes. Ses doigts emmêlés par l’agilité retricotent un thème époustouflant sous forme de fugue. C’est un voyage si lointain que nous offre cette musique, chaque auditeur partant quelque part. Le public est pourtant à l’unisson, parsemé sur des chaises de jardin et habillé comme à l’opéra, la petite laine en plus. L’on jouit d’un même coup du coucher de soleil qui, depuis ma place, s’est posé sans hasard sur la tombe du peintre Károly Lotz. En plein air, il faut compter avec la vie des corbeaux railleurs, du chant des oiseaux, du papillon qui vient rôder vers les chaussures pointues aux pédales, de l’araignée élastique sur la baffle, de l’avion dans le ciel, du coup de vent dans les feuilles. L’artiste joue pour tout cela aussi, c’est certain.
László Fassang a 34 ans, pianiste diplômé de l’académie de musique Liszt Ferenc de Budapest en 98 et du C.N.S.M de Paris comme organiste en 2003. Se sont ajoutés une année au Japon et deux ans de concerts internationaux avant de revenir vivre en Hongrie. C’est dire si on l’attendait car sa première tâche fut de superviser la construction de l’orgue du tout récent Palais des Arts.
Désireuse de faire partager l’événement à une amie, cette dernière me racontera son “Csend Napja” à Deák tér. Une foule de jeunes a dansé dans un silence total sur la place, chacun ayant la musique du D.J dans ses oreilles par le port du casque obligatoire ! Elle aurait pu décider de participer au concours de baisers que 1200 couples hongrois ont remporté haut la main pour le livre Guiness des Records, battant Paris à plate couture. Les choix sont vraiment trop cruciaux à Budapest ! Si les Hongrois aiment adapter sauce paprika les événementiels internationaux genre Budapest-Plage, fête de la musique ou autre nuit des musées, nos hôtes savent inventer des événements à leur hauteur dont on ne se lasse pas.
On ne s’ennuie jamais ici. Pour preuve, vous irez les yeux fermés au prochain concert de Fassang organisé par Juliette Camps d’Orphéia, la même magicienne organisatrice du concert au cimetière. Il sera à l’orgue de la grande synagogue Dohány utca, accompagné de la voix hongroise qui monte plus que jamais : Beáta Palya. Le dimanche 26 août à 19h. A bon entendeur !
Sur ce, bel été à vous, à Budapest ou à Budapest.
www.orphéia.hu
Cimetière Kerepesi
Fiumei út 16 VIIIème