Le huitième pont
Budapest Parcours
Par Emmanuelle Sacchet et l’œil regarde
Autrefois, outre le bac des passeurs et le pont mobile des bateaux alignés, seule la glace hivernale permettait une hasardeuse traversée du Danube à Budapest. Le comte Széchenyi fit encore une fois figure de précurseur en 1849 avec le pont des chaînes, premier des sept que compte la ville. Ils enjambent fièrement cette belle avenue d’eau en route pour la mer noire. Mythique, le fleuve est une aventure européenne longue de 2888 km dont 28 se déplient langoureusement à Budapest. «Immense, trouble et sage» selon József Attila, le Danube de la capitale hongroise est classé au patrimoine mondial de l’Unesco.
C’est donc un événement d’être contemporain de la construction d’un nouveau pont. Treize ans après celui de Lágymányosi situé au sud du pont Petôfi, c’est dans le grand nord du IVe arrondissement que le huitième pont routier de Budapest est en train de relier Buda par l’île de Szentendre. Ouf, il était temps ! La circulation devenue critique dans le centre ne pourra que saluer l’avènement de ce grand périphérique de la M0 contournant la ville, actuellement en construction. Dans l’utopie, un pont subaquatique devant le Parlement serait également le bienvenu.
Nous sommes donc venus voir ce nouveau-né au petit matin pour qu’il nous surprenne au sortir de la nuit. D’abord, il convient de prendre la température et le café avec les ouvriers amassés autour des containers de chantier contenant un matériel invraisemblable. C’est que le travail est loin d’être fini, encore une année avant de sabrer le champagne. Mais le pont a déjà les deux pieds bien plantés dans le Danube : deux immenses piliers en béton auto monté se détachent peu à peu de l’obscurité. Le tablier qui semble curieusement bas progresse morceau par morceau depuis les piliers et la terre ferme. Avant qu’ils ne soient reliés, cette magnifique carcasse d’acier et de béton est vulnérable. Elle repose sur une centaine de gaillards et d’ingénieurs des entreprises Hídépitô, Freyssinet, Ganz, Strabag, Peri et quelques autres prestataires.
Nicolas Blanchard est l’homme qui nous permettra de pénétrer dans le ventre de la bête. Cet ingénieur spécialiste du câble parcourt le monde comme un nomade avec sa petite famille, là où l’on construit des ponts suspendus. Freyssinet, son entreprise française, est spécialisée dans la technologie des haubans, ces élégants filins métalliques qui partent des piliers comme les cordes d’une harpe. 88 au total joueront avec la brise hongroise. Dans son «algeco» aux premières loges, notre hôte sympathique dessine chacune de ses explications sur un tableau, nous transportant littéralement dans le camion de C’est pas sorcier ! Ce dernier article de l’an 2007 est presque une récréation, un bon point reçu. Aussi passionnant que passionné, l’ingénieur oublie un instant ses plannings scotchés aux murs.
Lorsque casqués nous bravons vent et pluie pour grimper tout en haut d’un pilier, j’ai l’impression de conquérir un nouveau monde à bord d’un navire impressionnant. Toutes ces pièces qui s’assemblent, les grues jaunes, les échafaudages rouges et les containers bleus, bref tout ce matériel aux couleurs primaires apparaît comme un jeu de mécano grandeur nature. Non, ce n’est pas de l’échelle 1, c’est de la démesure. Pour preuve, il faudra dix minutes au monte-charge à ciel ouvert pour nous soulever à 100 m au dessus du Danube : une lente progression à crémaillère contre le V inversé du premier pilier. Minutes bienvenues où les ouvriers grignotent des graines de tournesols et fument comme leur dernière cigarette, le regard perdu au loin. Concentrés aussi, c’est que tout là-haut, dans un espace très réduit, ils auront du fil à retordre et des règles de sécurité à respecter sinon… On évoque le chef, un malabar surnommé le “papa” et aussi les deux femmes qui dirigent chacune un pilier et avec qui, paraît-il, cela se passe mieux qu’avec les hommes ! Les ouvriers du deuxième pilier doivent s’affranchir d’une traversée en bateau et d’une montée en «man basket» ou panier à salade, cette nacelle virevoltante à bout de grue. La nôtre montera des sanisettes TOITOI sur le toit du monde, la canopée de notre totem de béton. Il nous faudra finir à l’échelle une centaine de marches pour atteindre le saint des Saints. La brume se dissipera suffisamment pour découvrir les collines de Buda et les plaines d’Újpest, éternel paysage des ponts de Budapest. Dans une forêt de béton armé, des hommes travaillent entre les filins métalliques. Ils soudent et enfournent des kilomètres de câbles dans des tuyaux allant de 16 à 25 cm de diamètre qui seront tendus depuis le tablier. Les machines de haute technologie utilisées pour le hissage des haubans paraissent presque petites face à pareil déploiement. Inversement, la structure d’échafaudages tissée autour de ce pont aérien semble sans fin. Les cinq Webcam du site de l’autoroute M0 Dunahíd enregistrant une image toutes les dix minutes sauront restituer ce travail de génie civil (m0hid.rgstudio.hu).
C’est presque à regret qu’on quitte les lieux, non sans un dernier regard à l’immense grue sur barge dont le nom est Clark Ádam. Tiens tiens, l’un des Clark architecte du pont Széchenyi. Leur descendance ne disait-elle pas qu’il faut connaître le passé pour bâtir le futur ? Voilà qui en est encore un exemple.
Outre les bonnes blagues de chantier, y aurait-il quelque autre secret à ajouter ? Ah oui, que le pont s’appellera MEGYERI híd en lieu et place de l’actuel M0 autó út északi Duna-híd, le pont du Nord pour être bref. Et il sera blanc. Côté chiffres, la valeur totale du marché s’élève, hors taxes, à 61 900 000 000 huf. Pour ceux qui auraient d’autres questions, un centre d’informations a été ouvert juste à côté, au bout de la Váci út, direction Dunakeszi; au beau milieu des terrains où reposent toujours les abris antiatomiques du temps de la guerre froide. (Du lundi au vendredi de 9h à 16h et le samedi jusqu’à 14h.) Et pour les lecteurs désireux d’en découdre avec les ponts, le philosophe Michel Serres a sorti ce très beau livre L’art des ponts, homo pontifex aux éditions du Pommier. Il déclare sa flamme aux ponts et nous entraîne sur leurs tabliers, qu’ils soient de chair ou de métal, de pierre ou de paroles. Une ode virevoltante, profonde et aérienne. La poésie est partout et bien évidemment sur les ponts.
Et justement, aux autochtones qui s’inquiètent toujours de savoir si l’on préfère Buda ou Pest, être sur un pont est assurément une bonne répartie. Fin 2008, le pont Megyeri sera une huitième réponse. En attendant, je suivrai avec bienveillance son évolution, au loin depuis mon balcon d’où j’aperçois par temps clair le pilier escaladé. Je pense à ce baiser déposé tout en haut, sur ce béton étonnamment doux, contre un boulon souvenir ramené dans la poche.
Photo : Clément Saccomani
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