Le combat continue

Le combat continue

 Lina Ben Mhenni, la voix de la révolte tunisienne

Ce petit bout de femme au regard déterminé et au discours engagé ne laisse pas insensible. Depuis la Révolution de jasmin en Tunisie où elle a joué un rôle majeur via son blog «A Tunisian girl», elle sillonne le monde pour parler de son expérience et du combat politique dan son pays qui, malgré la chute de Ben Ali, est loin d’être fini. Elle a posé ses valises à Budapest le 24 février pour quelques jours de rencontres, de conférences et la présentation du film/documentaire de Mourad Ben Cheikh «Plus Jamais Peur» projeté dans le cadre des journées du film francophone. Elle nous livre ses sentiments sur les événements tunisiens et nous parle de son engagement.

 

 

JFB : Quel a été l’influence de votre milieu social et familial dans votre militantisme ?

Lina Ben Mhenni : Mon père a été prisonnier politique et garde des séquelles psychologiques et physiques de son arrestation. Par ailleurs, et même si nous ne parlions pas forcément de politique à la maison, mes parents nous ont donné à mon frère et moi le goût de la lecture, l’intérêt pour l’actualité. J’ai beaucoup lu sur la Tunisie, sur les prisonniers d’opinion. C’est important de lire. Les Tunisiens ne lisent pas, ils s’intéressent plus au football. C’est l’illustration parfaite de la manipulation de Ben Ali, détourner sa population des problèmes majeurs de son pays, en les empêchant d’accéder à la culture et à l’information.

JFB : Pourquoi avoir commencé à écrire un blog ?

L.BM. : Par hasard. J’avais lu un article sur un magazine qui parlait de blogs. Au début, en 2007, quand j’ai créé mon blog, il s’agissait plus d’un journal intime. J’y publiais des poèmes, mes impressions et des commentaires sur les problèmes sociaux dans mon pays, notamment sur les comportements aberrants des Tunisiens... En 2008, au moment de la révolte du bassin minier de Gafsa, mouvement social emblématique de la crise du système Ben Ali, j’ai eu des contacts avec la blogosphère tunisienne. J’ai alors rejoint le mouvement et pris des positions plus engagées.

JFB : Les nouvelles technologies pour diffuser l’information ont-elles été un des facteurs de déclenchement de la révolution tunisienne ?

L.BM. : En mai 2010, les manifestations contre la censure du gouvernement ont révélé l’importance d’Internet et des réseaux sociaux dans l’organisation des mouvements de contestation. Ce sont des milliers de personnes qui se sont mobilisées via les réseaux sociaux. Les premières manifestations qui se sont déroulées à Tunis, de manière très spontanée, après l’immolation de Mohammed Bouazizi, ont été instiguées par des blogueurs. Avec d’autres internautes, nous avons falsifié un communiqué syndical de l’Union des Travailleurs pour rassembler le maximum de manifestants, et ça a fonctionné ! Grâce à Facebook, Twitter et aux blogs, les évènements de la révolte ont pu être diffusés en temps réel.

Cependant, il y avait avant tout un ras-le-bol général de la population, de tous ces Tunisiens qui vivaient l’oppression au quotidien. Internet a été un outil de mobilisation, mais le désir de révolte était déjà là.

JFB : Quelle est votre réaction sur la victoire du parti islamiste Ennadha lors de ces premières élections électorales? Que représente pour vous ce parti ?

L.BM. : Je suis évidemment déçue. Avec Ennadha, c’est le début d’une autre dictature. Les jeunes se sentent encore plus opprimés. Une nouvelle forme de censure est apparue, avec des campagnes de dénigrement lancées contre toute personne susceptible de critiquer le gouvernement en place. On peut déjà constater des actes de violence perpétrés contre les femmes en particulier, mais aussi les journalistes ! Des manifestations ont eu lieu, vendredi dernier à Tunis, lors d’une conférence organisée par la ligue Arabe pour traiter de la situation en Syrie. Les manifestants venus contester l’ingérence dans les affaires syriennes, ont été réprimés par les milices du parti islamiste.

Les déclarations d’Ennadha sont inacceptables ! Ce parti au pouvoir s’attaque aujourd’hui aux mères célibataires,  aux droits liés à l’adoption et il prône la polygamie. Il appelle au meurtre en déclarant que toutes les personnes qui assistent à des sittings sont des mécréants. Dans les universités, la question du port du Niqab se pose désormais pour les jeunes femmes, le parti islamiste s’étant infiltré récemment parmi les étudiants. Il souhaite procéder à un lavage de cerveau de toute cette jeune génération. J’ai d’ailleurs reçu de leur part des menaces de mort. Ces menaces se multiplient actuellement (dans les assemblées générales du parti islamiste, sur internet...). Elles m’incitent néanmoins à poursuivre le combat et à lutter contre l’ignorance.

JFB : Existe-t-il une alternative à Ben Ali et au parti Ennadha ?

L.BM. : L’alternative ne vient pas aujourd’hui des partis politiques. Elle ne vient pas non plus de l’étranger. Je suis contre le principe d’ingérence. Des officiels ont déclaré que les Etats-Unis  ont continué à financer le parti islamiste après la révolution. Tout cela amène à penser que les populations elles-mêmes doivent prendre en mains leur destin, pour instaurer une vraie démocratie. La société civile tunisienne agit et s’organise en ce moment. Elle est de plus en plus forte. Le régime de Ben Ali a tué les consciences politiques, mais la faim et la pauvreté pousse les Tunisiens à agir plus que jamais. Je pense que la situation dans mon pays risque de dégénérer car Ennadha ne tient pas ses promesses, et malheureusement peut être conduire jusqu’à la guerre civile.

JFB : Que deviennent les droits des femmes dans votre pays aujourd’hui ?

L.BM. : Les femmes se sentent très menacées et réagissent fortement, également celles qui sont voilées. Une vidéo a circulé récemment sur Facebook montrant une vieille Tunisienne voilée qui déclare : "Je ne reconnais plus ma Tunisie".

JFB : Votre vision concernant l’avenir de votre pays semble pessimiste ?

L.BM. : Oui, elle l’est. Toutefois, c’est une vision réaliste. Le gouvernement de Ben Ali a créé une division au sein du peuple tunisien. Il s’agit maintenant de poursuivre un travail de longue haleine pour éduquer les consciences et créer le rassemblement, à défaut de le diviser. Par ailleurs, même si des partis politiques en Tunisie se disent progressistes, je reste très sceptique. Il suffit d’observer comment des responsables politiques proches de Ben Ali, ont su retourner leur veste et laisser pousser leur barbe pour se rallier à Ennadha.

JFB : Pensez-vous que votre expérience peut servir de modèle en Tunisie et dans d’autres pays ? Quelle est votre vie désormais depuis la révolution ?

L.BM. : Je pense effectivement pouvoir porter un message en Tunisie et ailleurs, et expliquer pourquoi et comment la révolution tunisienne a pu se déclencher. Je fais de mon mieux également pour être sur le terrain. La vague de froid a laissé de nombreuses victimes en Tunisie, mais également les inondations récentes dans le nord-ouest du pays. J’ai donc participé à une campagne caritative afin de collecter des fonds pour venir en aide aux populations. Je continue aussi à beaucoup discuter avec les gens et être à leur écoute. La Tunisie doit réussir sa transition démocratique même si ce n'est pas sur la bonne voie. Il est donc vital de poursuivre le travail d’éducation des consciences.

Gwenaëlle Thomas

"Plus Jamais Peur" de Mourad Ben Cheikh

"Tunisian Girl, blogueuse pour un Printemps Arabe" - Indigène Edition

http://atunisiangirl.blogspot.com/

  

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