L’art à l’épreuve de la Grande Guerre
La Partie de cartes (1917) de Fernand Léger
Mercredi 29 mai 2019, l’historienne spécialiste de la Première Guerre mondiale Annette Becker* était présente à Budapest pour une conférence sur la représentation de l’art durant ce conflit. Quand l’horreur d’un conflit inédit interpelle l’art, comment représenter ce qui ne pourrait l’être ?
A travers les différentes expériences et manières de faire, les artistes ont représenté ce qui paraissait impossible à représenter. Comment montrer la brutalité d’une guerre, la mort, la peur ou encore la fascination d’un conflit nouveaux, moderne et total ? La Première Guerre mondiale a inéluctablement changé la vision de l’art sur la guerre. Ecrivains, peintres, musiciens ou encore sculpteurs, tous à leur manière ont témoigné d’une barbarie humaine à travers des œuvres prenant des formes nouvelles. Nombre d’entre eux ont été mobilisés ou se sont engagés volontairement. Beaucoup d’artistes ont ainsi vécu le conflit en tant que témoins directs. A l’image de Fernand Léger qui trouve que dans l’absurdité du front pourrait se découvrir une atmosphère presque poétique. La beauté du rêve fait face à la violence de la réalité et le désespoir des combattants à l’espoir des hommes ; c’est cette ambiguïté de la guerre qui constitue une source d’inspiration. « Ah Dieu ! que la guerre est jolie avec ses chants, ses longs loisirs. » disait le poète Apollinaire dans L’adieu du cavalier (1918).
Le conflit de 1914-1918 marque le début d’une ère d’innovations technologiques et de découvertes. Le genre nouveau qu’incarne cette guerre poussera les artistes à de nouveaux modes d’expressions que ceux classiques. L’approche est différente, on ne représente plus l’héroïsme du combattant mis en valeur. Les avant-gardistes du début du siècle renoncent au réalisme et à l’allégorie pour représenter cette guerre inédite, aussi monstrueuse soit-elle. Ainsi, cubistes, expressionnistes et futuristes brisent les lignes, délaissent les détails, éclatent les plans et font exalter les couleurs pour non plus imiter, mais transcrire la déshumanisation de l’homme par l’homme. Il s’agit d’exprimer les sensations d’une guerre violente dont la réalité semble échapper à la description.
C’est le cas dans La Partie de cartes (1917) de Fernand Léger où il représente des hommes robots dont la guerre semble les avoir privés de toute humanité. Le gris du métal crée un monde fermé et fait des hommes des machines. D’un autre côté, l’expressionisme allemand fait ressortir les angoisses et les émotions, à l’image de L’Autoportrait en Soldat (1914) d’Otto Dix. Dans un style expressionniste, ce dernier dénonce la sauvagerie de la guerre et la manière absurde dont elle peut détruire l’homme, la nature ou encore le patrimoine. Une vision terrifiante de la guerre et de ses conséquences. L’opinion allemande choquée, ses œuvres seront considérées plus tard comme de « l’art dégénéré » par les nazis.
De 14-18 au dadaïsme
La première guerre mondiale aura indéniablement changé les modes d’expressions artistiques dans un élan de rejet des valeurs de la société occidentale. Au milieu du conflit, en 1916, le dadaïsme apparait. Ce mouvement qui se veut intellectuel, littéraire et artistique remet en cause toutes les conventions et contraintes idéologiques, politiques et esthétiques. Dans une extravagance assurée, les artistes cherchent à faire réfléchir le spectateur sur les fondements de la société en utilisant une très grande liberté d’expression. La guerre fait naitre un mouvement où l’artiste rend compte de l’absurdité du monde. L’optimisme de la fin du XIXe siècle prend fin par l’horreur de ce conflit. Dès lors, la condition humaine - celle d’une humanité qui semble dépourvue de sens - est remise en cause par les artistes. Le mouvement Dada semble être la réponse à cette remise en question et veut oublier le passé. C’est en partie pourquoi, bon nombre d’œuvres réalisées pendant la première guerre mondiale seront délaissées après le conflit, dévalorisées par les mouvements dadaïste et surréaliste.
Ainsi, la Grande Guerre aura modifié les rapports de l’art au réel. Bien qu’elle soit difficile à représenter, de nouvelles formes d’expressions apparaissent dénonçant et témoignant l’horreur d’un combat dépersonnalisé. De la représentation de l’homme réaliste, on passe à celui du combattant déshumanisé par l’irrationnel. De cet irrationnel, on fera table rase du passé avec l’émergence de mouvements rejetant les valeurs de la société comme le dadaïsme. La Première Guerre Mondiale aura provoqué une réflexion certaine sur la civilisation occidentale et sur son approche au monde de l’art.
Vincent Faure
* Annette Becker est professeur à l’université Paris-Nanterre. Historienne spécialiste de la première Guerre mondiale et des cultures de guerre, elle a travaillé sur de nombreux sujets liés à ce conflit dont celui de l’art et des intellectuels.
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