« L’Algérie et la France fonctionnent comme en miroir ... »
Rencontre avec l’historien Tramor Quemeneur
Pour le 50e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, projections et débats ont eu lieu à l’Institut Français de Budapest où nous avons rencontré l’historien Tramor Quemeneur, auteur de plusieurs livres sur l’Algérie. Il a publié lettres, carnets et récits des Français et des Algériens dans la guerre. Le livre édité, avec son directeur de thèse Benjamin Stora, a obtenu le grand prix des lectrices de la revue Elle.
- La représentation de la guerre d’Algérie au cinéma montre toute la complexité de son histoire à travers laquelle on pourra retracer également un chapitre de la censure où celui de l’autocensure. C’est la Bataille d’Alger dont Gillo Pontecorvo, le premier a révélé la violence au cinéma à travers un film qui fut récompensé par un Lion d’or au Festival de Venise en 1966. Comment a-t-on réagi en France ?
Vécu comme un choc et une récusation, du côté français on ne voulait pas voir ce film puisqu’il décrivait le système de torture mis en place pendant la bataille d’Alger en 1957. Malheureusement, par ironie de l’histoire ce film a été réutilisé et projeté par certains militaires pour montrer comment effectuer une répression contre une population, auprès des dictateurs latino-américains par exemple.
Officiellement la guerre n’en était pas une, il s’agissait de maintenir l’ordre dans un cadre franco-français. Longtemps, cela a été occulté et caché. La guerre d’Algérie n’a été reconnue comme telle qu’en 1999. En même temps, la population savait bien qu’il s’agissait d’une guerre à laquelle un million deux-cent mille appelés et, en tout, deux millions de soldats ont participé. Il y avait des pertes énormes en vies humaines, puis des blessures physiques et psychologiques extrêmement dures et des post-traumatismes pas soignés à l’époque. On a des vies, de familles qui ont été totalement bouleversées.
Pour revenir à la question du rapport à la censure : comme ce n’était pas une guerre déclarée comme telle, il n’y avait pas en France de cadre de censure. Ce qui a conduit à ce que certains livres et films se fassent censurer et d’autres non. Beaucoup de choses ont pu être dites pendant la guerre encore fallait-il aussi les entendre. Certains directeurs de salle de cinéma n’ont pas programmé ces films par précaution car il y avait des revendications, des manifestations d’anciens militaires qui ont empêché la projection de films sur la guerre. C’était le cas pour le film de René Vautiez : Avoir 20 ans dans les Aurès et pour le Petit Soldat de Jean-Luc Godard qui sont restés dans les placards. Jusqu’à la fin de la guerre, il y a aussi eu une pratique de l’autocensure de la part des cinéastes. Avant la fin de la guerre, des films avaient été tournés mais, par crainte, certains cinéastes ont repoussé la sortie de leur film comme, par exemple, Agnès Varda avec Cléo de 5 à 7.
- Cléo de 5 à 7, ce film lyrique ne montre pas de scènes de batailles, cependant Agnès Varda évoque avec force tout le mal que cette guerre impliquait.
C’est un film qui est très beau, parce qu’il évoque très peu la question de la guerre, mais tout est là. C’est un film qui prend pour héroïne une jeune femme qui attend des résultats d’un bilan de santé et erre dans Paris de 5 à 7 heures, puisque le temps du film est le temps de la réalité et finalement elle rencontre un autre âme en peine – un jeune homme qui a terminé sa permission et doit repartir en Algérie. Donc deux personnes se rencontrent, s’apprécient et sympathisent et finissent par aller chercher les résultats du bilan de santé ensemble. Et nous apprenons que cette jeune femme qui est très belle est malheureusement atteinte d’un cancer – et à l’époque c’était fatal. On comprend dans ce passage du film, l’allégorie qu’il y a entre la maladie, le cancer, et la guerre. Que va-t-il advenir de ce jeune homme qui repart à la guerre ? Une fatalité pèse sur les deux jeunes – on peut penser que le jeune soldat va mourir à la guerre.
- Il y a des fictions et des documentaires assez nombreux sur la guerre d’Algérie Pourquoi avez-vous choisi La Trahison de Philippe Faucon pour une projection à Budapest ?
J’ai proposé la Trahison parmi quelques films – les derniers films qui sont sortis, montrent beaucoup plus la complexité intérieure qu’a pu engendrer la guerre d’Algérie avec ces sentiments, par exemple dans La Trahison – ce film porte un nouveau regard sur les rapports entre soldats et entre différentes personnes dans un poste militaire isolé dans le sud-est algérien. Une personne que l’on croit être très proche de soi se retrouve finalement ne pas l’être tant que cela ou peut même ne pas l’être du tout. On ne sait plus qui est réellement qui et cela crée un film plein de suspicion qui peut autoriser tous les abus. C’est un film qui pose également la question de la responsabilité individuelle dans un conflit tel que celui de la guerre d’Algérie.
Je pense que l’Algérie et la France fonctionnent comme en miroir. Les actions de l’une ont inévitablement des répercussions sur l’autre. Il faut faire en sorte que ces répercussions soient positives, qu’elles créent un cercle vertueux et non qu’elles se positionnent dans la rumination d’un passé révolu. Elli fet met, dit un proverbe arabe. Le passé est mort. Prenons soin de sa mémoire pour les générations futures.
Éva Vámos
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