La Reine de Saba (Die Königin von Saba) de Goldmark à l’Opéra de Budapest (Théâtre Erkel)
à la redécouverte d’un chef d’œuvre trop longtemps ignoré
Né en Hongrie, mais ayant passé la majeure partie de sa vie à Vienne, le compositeur Károly (Karl) Goldmark est considéré par ses compatriotes comme l’un des plus grands compositeurs hongrois du XIXème aux côtés de Liszt et Erkel (1). Egalement connu et apprécié des Autrichiens, Goldmark est pratiquement inconnu en France. On retient généralement de lui une ouverture (Sakuntala), son concerto pour violon et surtout son premier opéra, Die Königin von Saba (La Reine de Saba) créé le 10 mars 1875 à Vienne et l’année suivante à Budapest.
Relatée dans la Bible et évoquée en mille sources sous des formes différentes, dont entre autres le Nouveau Testament, le Coran, ou le Talmud (qui en fait un roi), la visite de la Reine de Saba auprès du Roi Salomon aura fait couler des flots d’encre. Un épisode qui avait également inspiré un opéra à Charles Gounod, un peu plus de dix avant celui de Goldmark, mais en fait sans grand rapport, l’action de Gounod se déroulant dans un cadre et avec des personnages totalement différents (2). Les personnages principaux y sont au nombre de quatre: Salomon, roi d’Israël, la Reine de Saba, Assad, employé du roi et sa fiancée Sulamith, fille du Grand Prêtre. L’intrigue, très romancée et bien évidemment sans lien avec la réalité, en est relativement simple: envoyé en émissaire auprès de la Reine de Saba pour préparer sa visite auprès du roi Salomon, Assad est fasciné par une inconnue qui s’avèrera par la suite être la reine. Celle-ci, éprise à son tour, va apparaître lors du mariage au Temple de Sulamith et Assad qui, la voyant, déclare reconnaître en elle sa seule divinité, provoquant l’ire de la foule et des prêtres qui jettent sur lui l’anathème. Salomon le laisse condamner à mort pour blasphème, mais sur les prières de Sulamith, se contentera de le bannir dans le désert. Désert où viendra le retrouver la reine, dont il rejettera finalement les avances pour tomber dans les bras de sa fiancée avant de s’éteindre dans un dernier souffle. Une intrigue dont le symbole est relativement clair : la Reine, au comportement néfaste, incarnant l’univers du monde païen, sorte de Reine de la Nuit face à la sagesse d’un Salomon qui n’est pas sans nous rappeler un Sarastro.
Une intrigue a priori idéale pour permettre à un compositeur, par son cadre exotique et les passions qu’elle implique, de faire valoir ses talents. Ce qui semble avoir été le cas lors de sa création viennoise qui fut un triomphe. Œuvre qui suscita entre autres l’enthousiasme de Liszt et de Brahms et allait figurer au répertoire des plus grands chefs, de Gustav Mahler à Bruno Walter, en passant par Richard Strauss et Toscanini. Un coup de maître, donc, avec ce premier opéra de Goldmark, les suivants n’ayant pas joui du même succès et étant tombés dans l’oubli.
Dans l’interprétation qui nous en fut donnée, le rôle-titre revint à la mezzo-soprano hongroise Erika Gál, déjà connue du public hongrois pour son interprétation de Carmen. A ses côtés, le baryton-basse Zoltán Kelemen, le ténor Boldizsár László et la soprano Eszter Sümegi dans les rôles respectifs de Salomon, Assad et Sulamith. Outre la Carmen d’Erika Gál, les autres ne sont pas non plus des inconnus, notamment pour leurs interprétations de Verdi (Violetta, Desdemone ou encore la Mimi de Puccini pour Eszter Sümegi; Rigoletto, Macbeth, Germont pour Zoltán Kelemen, également entendu dans Mozart).
Qu’en fut-il, donc? Les décors, costumes et mise en scène, tout d’abord. Se situant dans la tradition du grand opéra, La Reine de Saba offre la tentation de donner dans un décorum luxuriant, pour ne pas dire pompeux, voire clinquant (Aïda!). Face à cela, les scénaristes ont ici opté pour des décors relativement sobres, sans pour autant rien retirer au spectacle de son caractère grandiose. Le tout agrémenté de costumes fastueux et mis en valeur par de beaux éclairages. Dans l’ensemble une belle mise en scène, quoique très conventionnelle, due à Csaba Káel, directeur du Palais des Arts.
Voilà pour le côté scène. Et la musique? La partition, tout d’abord. Réellement inspiré, Goldmark nous y offre quelques temps forts, notamment au deuxième acte avec cette mélopée sensuelle par laquelle Astaroth, la belle esclave de la Reine, envoûte Assad pour l’attirer auprès de sa maîtresse, suivie d’un émouvant duo entre les deux amants. Et, plus tard, cette merveilleuse supplication de Sulavith pour obtenir de Salomon la grâce de son fiancé. L’œuvre culminant au dernier acte avec ce dialogue tendu entre Assad et la Reine finalement rejetée, humiliée qui nous exprime toute sa douleur. Une œuvre qui se ponctue, avec la mort d’Assad ayant retrouvé paix et rédemption dans les bras de sa fiancée, en douceur, sans bruit.... Sans parler, pour le corps de l’œuvre, des grandes scènes d’ensemble, chœurs et ballets, le tout sur une orchestration originale, fouillée, toute en modulations. Une partition qui prendrait presque par moments des accents wagnériens, non sans présenter tout en même temps une parenté (ballets, grandes scènes d’ensemble) avec Aïda créé quatre ans auparavant. Une sorte de compromis heureux entre les deux. En définitive, une œuvre intensément dramatique qui dépeint admirablement la psychologie des protagonistes dont elle exige, au-delà de la technique du chant, une grande expressivité.
La soirée fut ici dominée par le couple formé entre la Reine (Erika Gál) et Assad (Boldizsár László). En premier lieu avec une Erika Gál séduisante et envoûtante à souhait, mais tout en même temps émouvante. Egalement touchant, le ténor Boldizsár László campant parfaitement son personnage, faible, hésitant, tiraillé entre deux amours. Et tous deux chantant sans faille. Egalement à louer, la soprano Eszter Sümegi dans le rôle de la fiancée Sulamith qu’elle campa à perfection, avec toutefois une petite réserve pour ce léger vibrato ressenti par moments dans la voix. Les autres nous ayant semblé légèrement en retrait, tel un Salomon (Zoltán Kelemen) à la voix quelque peu sourde, voilée, manquant par moments de clarté. Le maillon faible de la soirée étant un orchestre par trop extraverti et manquant de nuances, alors que précisément, la partition est toute en nuances, contrastes et modulations. Même remarque pour les chœurs. Ceci étant à imputer au chef (János Kovács), orchestre et chœurs nous ayant habitués à mieux par le passé.
Pour terminer, une mention spéciale revient aux danseuses et danseurs, constamment présents dans une chorégraphie leste et légère due à Marianna Venekei. Dans l’ensemble - malgré notre réserve quant à la direction – ce fut un beau spectacle.
Loin de figurer au hit parade dans l’abondant répertoire de l’opéra fin XIXème (la concurrence est sérieuse), La Reine de Saba - chanté en allemand - n’en constitue pas moins une œuvre de qualité qui mériterait d’être exhumée. Après avoir été donnée à maintes reprises, non seulement en Allemagne et en Autriche, mais sur de nombreuses scènes européennes (apparemment pas en France), voire au Metropolitan, en Amérique du Sud et jusqu’en Russie, l’œuvre n’est plus guère jouée de nos jours, sinon épisodiquement en version de concert. Un grand mérite revient donc aux responsables de l’Opéra de Budapest de nous l’avoir fait redécouvrir. Avec succès à en juger par l’ovation et les longs applaudissements qui suivirent. A quand une représentation sur une scène française ? (3)
Pierre Waline
(1): issu d’une famille juive de 20 enfants, Goldmark rejoignit Vienne à l’âge de 15 ans après des études effectuées dans la ville hongroise de Sopron, aux confins du Burgerland. D’aucuns prétendent qu’il n’aurait jamais appris le hongrois, ce que nous avons peine à croire.
(2): Salomon étant ainsi substitué par Suliman dans la version de Gounod, en fait son équivalent dans le Coran, symbole de sagesse.
(3): pour qui souhaiterait découvrir l’œuvre, signalons son unique enregistrement paru jadis chez Hungaroton, dirigé par Ádám Fischer, servi par une excellente distribution (Siegfried Jerusalem, Klára Takács, Magda Kalmár, Sándor Sólyom-Nagy, József Gergor).
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