La fabrique de l’écrivain Imre Kertész par Clara Royer
Présente à Budapest pour la promotion de la traduction en hongrois de son essai biographique, Imre Kertész : « L’histoire de mes morts », Clara Royer a accordé au Journal Francophone de Budapest un entretien. L’occasion de parler de cet auteur hongrois, de son rapport à l’écriture, à la littérature et à la vie, mais aussi de l’influence qu’il a eue sur ses lecteurs, dont Clara Royer elle-même.
Difficile d’imaginer Clara Royer gênée, maladroite ou ridicule. Quand on la rencontre, cette romancière, scénariste, traductrice et maîtresse de conférences ne va pas par quatre chemins, est décidée et met à l’aise. Pourtant, c’est bien ainsi qu’elle décrit sa première rencontre avec Imre Kertész : « j’étais épouvantée, je me suis trouvée nulle ». Cet entretien réalisé en juillet 2013 dans le cadre d’un colloque organisé spécifiquement autour de cet écrivain, une première en France, sera pourtant le point de départ de plusieurs autres qui donneront vie à cet essai biographique qu’est Imre Kertész : « l’histoire de mes morts ». Essai biographique, elle y tient, parce que ce n’est pas une biographie : « la dimension biographique me répugnait au début ». La biographie, « c’est mauvais genre », aussi plutôt que de s’attacher à la vie de l’homme, elle a écrit sur comment celui-ci est devenu écrivain :
« Je m’attache à montrer la fabrique de l’écrivain et de l’œuvre. Le but c’est de comprendre comment en 60 ans, on fait une œuvre et on devient l’écrivain de cet œuvre. C’est un processus qui se nourrit réciproquement. L’œuvre change l’écrivain surtout chez Kertész, pour qui l’acte d’écrire était un acte existentiel, donc de l’ordre de la transformation. »
Ce livre se nourrit donc de dix-neuf entretiens mais aussi des archives personnelles de l’écrivain, regroupant manuscrits, lettres et journaux, et auxquelles Clara Royer a eu accès pour raconter, non pas la vie de Kertész mais « l’histoire de ses morts ». « La mort, on en parlait systématiquement. C’est un livre qui a été écrit au bord de ses morts », confiait-elle avec émotion la veille de notre entretien lors d’une table ronde organisée par l’Institut français de Budapest. Notamment sa première mort, celle qu’il raconte dans Être sans destin. Cette mort qui survient lorsqu’il devient un musulman alors qu’il a quinze ans et qu’il est détenu au camp de Buchenwald. Étape marquante dans la vie de l’écrivain mais aussi dans sa vie littéraire. Preuve en est que ce terme aurait même pu être le titre de son premier roman :
« Jusqu’en 1974, c’est son titre de travail. Le terme renvoie à l’état dans lequel le narrateur adolescent tombe, juste après le passage où il s’est fait éduquer à porter des sacs de ciment. C’est ce passage extraordinaire où le garde s’occupe spécialement de lui, lui met les sacs de ciment sur le dos après qu’il en a fait tomber un. A la fin de ce chapitre, le narrateur dit qu’à ce moment-là il voyait de la fierté dans les yeux de son garde. Ici, lui-même a oublié son propre point de vue pour adopter celui du garde. A ce moment-là, quelque chose se brise en lui. Tout d’un coup, le point de vue de son bourreau prend la place de son propre instinct de survie, il se brise et au chapitre d’après, c’est un “musulman”, comme on le disait dans le langage du camp. »
Le traitement de cette expérience des camps et sa représentation en littérature sont ainsi des questions très importantes au sein de l’œuvre de Kertész. En effet, pour Clara Royer, ces questionnements permettent d’aller bien au-delà de ce qui est appelé la littérature de la Shoah, montrant que l’œuvre de Kertész ne se réduit pas à cela.
« Ce qui intéresse Kertész c’est ce qu’il advient de la personnalité dans un système totalitaire. L’une des questions fondamentales de toute son œuvre, c’est cette question de l’homme fonctionnel, qu’il définit comme l’homme réduit à un état infantile et fonctionnel dans la machine totalitaire. C’était peut-être ça, l’enjeu le plus fort de Sorstalanság, Être sans destin en français, que simplement un livre de plus sur Buchenwald. Il y a dans ce premier roman un geste de transgression des normes qui avaient été déjà fixées dans ce type de littérature. Ce geste de transgression, on le comprend en particulier en rapport avec Le Grand Voyage de Jorge Semprun, qui était devenu dans les années 1960 l’œuvre canonique non seulement sur Buchenwald mais sur les camps en général. Jorge Semprun adopte dans son roman un certain nombre de règles contre lesquelles Kertész va s’inscrire. Il y a d’abord le rapport au temps. Chez Semprun, c’est le voyage qui est décrit de bout en bout mais avec toute une série de flashbacks et d’anticipations, donc le temps a l’air d’être totalement maîtrisé par le héros. Alors que pour Kertész, l’individu dans le camp est dépossédé du temps, il ne lui appartient pas. Deuxième exemple, ce qu’on peut appeler l’esthétisation de la violence, le fait de rendre beau le mal. Chez Kertész, c’est un geste très iconoclaste, parce qu’il rompt avec des siècles de tradition judéo-chrétienne européenne dont le grand canon est le Jésus sur la croix en train de souffrir sa Passion. Lui retrace le chemin de la dépersonnalisation de ce gamin de 14-15 ans, et ça passe par la dégradation du corps qui est extrêmement décrite dans Être sans destin, c’est vraiment un roman très corporel. Et troisième chose qui va de pair avec ce que je viens de dire, le rejet du biographique. Kertész dit qu’en réalité le développement de toute personnalité est rendu impossible. La victime comme le bourreau ne sont que des rouages, il n’y a aucune grandeur dans le mal, il est banal. »
« Kertész écrivait contre Semprun. » Or, en Hongrie, c’est bien l’œuvre de Semprun qui sera mise en avant, Le Grand voyage. Aux dépens des livres de Kertész, comme par exemple, lorsqu’il publie Le Chercheur de traces en 1977. L’un de ses éditeurs, Pál Réz, lui conseille alors dans une lettre de s’inspirer de Semprun pour s’améliorer. Ce que la biographe de l’écrivain explique aussi par un rapport au passé complexe en Hongrie : « Cette dépersonnalisation, elle a déjà commencé avant Auschwitz, et ça c’est une idée très forte d’Être sans destin et qui a été peut-être plus difficile à accepter, notamment en Hongrie, où la mémoire de la Shoah n’était pas du tout travaillée pendant les années où Kertész écrivait. Sous le communisme, c’était un tabou, il n’y avait pas de mémoire de la Shoah… »
Grâce à la diffusion de cette œuvre en Europe après la traduction de ses romans en allemand, Clara Royer, qui n’était pas encore une spécialiste des cultures d’Europe centrale, a pu découvrir Kertész et en devenir une fervente admiratrice, le considérant comme un de ses écrivains préférés. Ces entretiens, qui se sont déroulés de janvier 2014 à septembre 2015, lui ont donc donné l’occasion rare de confronter la figure mythique de l’écrivain à l’homme de chair et de sang : « C’était quelqu’un d’extraordinairement généreux, pour moi en tout cas. Cet homme dans la citadelle dont on m’avait fait le portrait ici à Budapest, portrait dans lequel je voulais bien croire puisque, quand on admire des inconnus, on les imagine très haut, cette image-là s’est brisée très vite. Tout d’un coup j’étais en face d’un corps, d’un rire, d’émotions, de fatigue, de frustrations, de coups de génie, de moments d’intimité… cela a été une vraie expérience. »
Pendant près de deux ans, Clara Royer a alors la chance de pouvoir discuter avec cet écrivain, ou plutôt de l’écouter dérouler sa vie. Moment singulier pour elle mais aussi pour Imre Kertész lui-même, puisque ce sont aussi ses dernières années. Il s’éteint le 31 mars 2016. « La toute fin, c’est une période très particulière parce que Kertész à ce moment-là avait un corps carcéral, il ne pouvait plus faire grand-chose. Je l’ai vraiment vu se battre pour écrire son dernier roman, L’Ultime Auberge. Il a travaillé jusqu’à la fin, tant qu’il le pouvait. » À l’entendre, on comprend qu’une véritable relation s’est créée entre l’écrivain et sa biographe, permettant à Clara Royer de faire témoignage à travers son récit. « Quatre jours après sa mort, je suis allée à Berlin, je me suis plongée dans ses journaux. Ça m’a donné l’illusion qu’il était encore là, j’avais l’impression de l’entendre. »
Approfondissement de la compréhension de l’œuvre de Kertész mais aussi véritable remise en question, ces entretiens n’auront en tout cas pas laissé la chercheuse indifférente. « Il faut sortir de l’ambition d’être la bonne élève, cela a été une grande leçon. D’avoir fréquenté Kertész, de m’être vraiment plongée dans ses œuvres, m’a amenée à prendre conscience des exigences que j’avais internalisées, du désir de conformisme, de la tentation de l’adaptation, des mécanismes de peur etc. qui sont aliénants. Et je pense que c’est ça aussi que Kertész offre au lecteur qui se plonge vraiment dans son œuvre : c’est tout d’un coup, peut-être, le courage de faire face à tout ce qui nous rend fondamentalement malheureux. » Ainsi, tandis que Kertész a utilisé sa vie comme matériel littéraire, cet essai biographique démêle son existence pour mieux éclairer ses romans. Résultat : un travail minutieux d’allers-retours entre réalité et fiction, comme un véritable acte de foi en l’écriture existentielle. Conjoint à la passion avec laquelle Clara Royer raconte cet auteur comme la force de ses interventions, il ne reste que l’irrémédiable envie de découvrir ou redécouvrir l’œuvre d’Imre Kertész.
Aurélie Loek, Sofia Erpenbach et Éva Vámos
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