La canne de Peter Brook
Les chroniques de Dénes Baracs
Échos de la Francophonie
Tout est relatif. D’après l’audiomètre tout-puissant, la diffusion de la soirée des Molières sur la chaîne publique France 2 n’a rassemblé que 1 280 000 téléspectateurs. Ce chiffre ne tient certainement pas compte de ma participation à cet événement depuis mon domicile de Budapest, où j’ai pu suivre l’émission en direct grâce a mon antenne satellite (mais peut-être que l’audimat tient compte des spectateurs étrangers puisqu’on ne connait pas les méthodes de sondage …)
Je n’en sais rien, mais cela ne changerait rien au fait que «les Experts», cette série policière diffusée sur TF1, a séduit pas moins de 6 611 000 personnes cette même soirée. Ce sont donc les passionnés de la scène qui perdent la partie. C’était «la 25ème nuit des Molières» qui récompense les différents métiers du théâtre, tant public que privé. Cette cérémonie est diffusée chaque année par le service public, même si le prix à payer est – à première vue – une diminution considérable de l’audience. Peu importe! Si la grande majorité du public consacre plus de temps aux produits de grande consommation – films, divertissements divers -, je pense que sans les comédiens, tous ces moments ludiques, cinématrographiques n’existeraient pas.
Alors, même si cette cérémonie grandiose, pleine d’humour, diffusée en direct de Créteil était un peu répétitive (conséquence inéluctable) et aussi trop longue, j’étais heureux de revoir de mon domicile budapestois mes anciens idoles ainsi que les étoiles montantes de la scène dans un moment de gloire et de joie. Commercialement, nous autres spectateurs étrangers ne comptons probablement pas, mais le fait que nous étions tout de même presque 1,3 millions de personnes à honorer de loin nos favoris, devrait donner quelques satisfactions à la profession théâtrale. Effectivement, combien de salles de théâtre combles représente une telle audience?
Le président d’honneur de la cérémonie n’était autre que Michel Galabru, 88 ans, un des acteurs les plus aimés du public, héros d’innombrables comédies à succès - dont l’inoubliable série des gendarmes de Saint-Tropez. Même si le temps a laissé son empreinte sur ce visage débonnaire, c’est avec engouement et joie qu’il a remis les statuettes du grand Molière aux réalisateurs des deux pièces gagnantes de cette année. Le Molière du meilleur spectacle fut remis à un théâtre privé : le repas des Fauves, pièce de Vahe Katcha, mise en scène par Julien Sibre. Pour le théâtre public, point de surprise: Un fil à la patte de Feydeau, cet auteur de comédies qui fait rire toute la France et le reste du monde depuis plus de 120 ans. Et pour boucler la boucle, cette comédie hilarante a été jouée à la Comédie Française, le théâtre de Molière. Un Molière de plus qui retourne à ses sources.
Malheureusement, le spectateur de Budapest n’a pas la chance de voir les productions théâtrales et les comédiens ainsi oréolés à Créteil. Petite consolation: tôt ou tard, certaines de ces productions et acteurs arrivent sur nos écrans hongrois, grâce à des diffusions en direct (ou pas). C’est d’ailleurs une tradition en Hongrie, mais qui disparaît malheureusement progressivement au profit des productions commerciales. Sur les chaînes publiques françaises nous retrouvons de temps en temps les plus grands succès parisiens et certains spectacles joués lors de grands festivals, comme celui d’Avignon – je me rappelle d’une Médée bouleversante avec Isabelle Huppert.
Mais pour moi, la grande émotion de cette soirée fut la rencontre inattendue avec Peter Brook, le grand metteur en scène anglais, âgé de 86 ans, récompensé de deux Molières : un pour sa dernière mise en scène de La flûte enchantée au théâtre des Bouffes du Nord à Paris, et l’autre pour son œuvre intégrale qui a transformé les scènes du monde entier. Jeune homme, j’ai assisté à la représentation révolutionnaire du Roi Lear, avec Paul Scoffield qui joua le rôle principal à Budapest dans les années 1960. Mon anglais était encore médiocre, mais je fus subjugué par la force et la modernité de la mise en scène de Peter Brook. Je garde encore aujourd’hui des images très précises de plusieurs scènes dramatiques. Ce fut probablement la meilleure soirée théâtrale de ma vie. Plus tard, j’ai entendu Peter Brook déclarer que cette représentation en Hongrie, fut la plus belle pour toute sa troupe, car le public hongrois accueillit très chaleureusement cette mise en scène du drame shakespearien. D’ailleurs, de nombreuses compagnies de théâtre hongroises s’inspirèrent par la suite du «style Brook».
Cette fois-ci, c’est un autre spectacle qu’il nous a offert, affaibli par son grand âge. Il est apparu sur la scène en s’appuyant sur une canne et a avoué modestement – dans un français impeccable, coloré d’une pointe d’accent anglais – qu’il avait songé un moment annuler sa présence à cette cérémonie pour ne pas avoir à se montrer si faible. «Mais finalement, j’en ai décidé autrement» ajouta-t-il en soulevant sa canne, «parce qu’il faut assumer sa vie, son état de santé si on veut être crédible». Le public dans son intégralité, l’ensemble des acteurs, metteurs en scène, journalistes lui ont fait alors une véritable ovation. Le vieux magicien a réalisé un miracle, celui de la vérité. Une citation de Peter Brook revient à ma mémoire : «le monde entier est un théâtre, et tous, hommes et femmes, n'en sont que les acteurs».