Journée d’action
Échos de la francophonie
La chronique de Dénes Baracs
J’écris à la fin d’une journée d’action nationale organisée contre la politique du gouvernement, une mobilisation dont les Français ont le secret, avec un rituel si bien rodé que je rajeunis en en découvrant les images : je me revois de nouveau correspondant, comme jadis. En même temps, l’angoisse me donne un coup de vieux, parce que cette fois il s’agit peut-être d’une situation autrement sérieuse, et pas seulement à Paris d’où les images arrivent, mais aussi d’ici où je les regarde.
En tous cas, je ne peux échapper à ce sentiment de déjà vu quand j’observe la multitude qui marche avec ses banderoles et ses mots d’ordre. Oui, à Paris, la manifestation organisée à l'appel de tous les syndicats entre la place de la Bastille et celle de l'Opéra a réuni 65 000 manifestants selon la préfecture de police, et bien plus selon les syndicats. Une marée humaine, comme toujours, partout des militants bon enfant, partout des CRS mobilisés.
Dans toute la France, un million de manifestants selon les chiffres officiels, deux millions et demi selon les syndicats qui ont appelé à cette mobilisation contre la crise, pour exiger du gouvernement « une prise de conscience nouvelle » et « une réévaluation des mesures ». Un grand succès donc pour les participants, surtout parce que cette fois le mouvement ne s’est pas limité aux services publics, puisque de nombreux employés du privé y ont adhéré, et comme ce n’est pas coutume, c’est aussi là que le bât blesse.
Non, ne supposez pas que je sois contre l’exercice du droit de grève dans le cas de ces derniers, au contraire, je vous avoue un peu timidement qu’à choisir, je suis plutôt contre la cessation de travail dans le secteur public - financé partout par les citoyens. Mais en temps « normal », personne dans le privé n’a le temps de faire grève : les gens bossent de l’aube au soir pour assurer la production et peut-être mériter une prime à la fin du mois. Cette fois ce sont les fins de mois qui sont menacées, c’est la durée du travail qui est réduite partout, des « plans sociaux » surgissent (c'est ainsi que l'on baptise de nos jours les licenciements plus ou moins accélérés et adoucis), l’incertitude se répand.
Et si, dans le passé, je suivais en général ces mouvements sociaux musclés de l’Hexagone en me répétant la bonne formule allemande : « Deine Sorge möchte ich haben » – je serais heureux si je pouvais avoir les mêmes soucis que toi – maintenant je les comprends et je partage les sentiments des participants. Non parce que j’ai bon cœur, mais parce que je les partage sincèrement puisque nous avons des soucis similaires. Au moment où se déroulaient ces grèves en France, le Parlement hongrois discutait également de la crise et dans la rue, nous sommes tout aussi frustrés que les manifestants à Paris.
Ils ont fait leur boulot comme il fallait et, un jour, on les met à la rue – ici, à Marseille, à Detroit, à Shanghai, partout. On a commencé par la globalisation du marché, des finances, suivie par celle du travail, mais aussi par celle de la corruption, du vol, du crime et finalement de la crise. Nous avons confié notre argent -épargné avec tant d’efforts- aux banques, qui dans le meilleur des cas l’ont perdu par irresponsabilité et dans le pire des cas par avidité. Nous avons élu nos politiciens qui n’ont eu vent de rien et ont continué à répéter, même durant les jours précédant la débâcle, le dicton du maître Pangloss que « tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes » ! Et quand le système financier fait panne sèche et entrave les économies partout dans le monde, on jette la bouée de sauvetage aux banques – elles sont indispensables – tandis que leurs dirigeants partent avec des indemnisations faramineuses même s’ils ont mené leur institution à la faillite. Quelle injustice!
Oui, je comprends ces protestations, mais je ne suis pas sûr que l’intervention de la politique, de la police, des Etats, de l’UE, du FMI rétablira tel un « Deus ex machina » la situation d’antan (ce qui déjà n’était pas la panacée). Encore moins qu’elle résoudra la crise, voire redémarrera la machine salvatrice de la croissance mondiale si nous ne changeons pas notre attitude de base, notre philosophie de vie. J’ai bien peur en effet que les sources de la crise doivent être recherchées justement ici: était-elle justifiée, cette croissance glorieuse des économies?
Comme nous le savons, un des moteurs de cette période de développement n’était autre que l’Amérique toute puissante – qui n’en avait pas les moyens et qui dépensait l’argent de ses innombrables créditeurs. Pour que l’on puisse continuer de « foncer », on a inondé le marché intérieur américain de crédits immobiliers distribués à des gens qui ne pouvaient pas les rembourser – d’où la faillite. Mais était-ce uniquement l’immobilier, avec les fameux crédits « sub-primes », ces vraies dettes déguisées en valeurs à haut rendement? Et les belles voitures toujours plus belles achetées à crédit ? Et quid des autres marchandises qu’hier nous ne pouvions pas même imaginer et que nous considérons maintenant indispensables (parce que l’on nous a convaincus que notre bonheur ne serait pas si nous ne les possédions pas...) ?
Ce ne sont pas uniquement les capitalistes vilains, les financiers insatiables, les politiciens populistes qui portent la responsabilité pour l’état actuel des choses mais également tous ceux d’entre nous qui se sont prêtés allègrement au jeu du toujours mieux, du développement sans fin – et à n’importe quel prix.
J’ai le sentiment confus que nous avons pris une avance trop grande sur nos ressources, sur celles de notre planète, de nos sociétés, et que le bien-être des riches s’est réalisé trop souvent aux détriments des plus dépourvus ? Á quand la reprise de la croissance? – demande tout le monde désespérément. Ne serait-il pas plus réaliste de réévaluer nos possibilités? Changer un peu ou beaucoup nos habitudes de consommation et notre mode de vie, faire la part du feu – dans notre intérêt et dans celui des générations futures.
Mais les participants de la journée d’action ont raison d’exiger de leurs politiciens des approches et des solutions nouvelles et raisonnables pour sortir de la crise. Les anciennes ont échoué, n’est-ce pas?