Je vous fais une lettre...
Rencontre avec Éva Karádi, rédactrice en chef de Magyar Lettre internationale
Eva Karadi, docteur en philosophie et professeur à l’Université Eötvos Lorand à Budapest est la rédactrice en chef de l’édition hongroise de Magyar Lettre internationale dont les initiateurs, avec Antonin J. Liehm, ont été Gábor Mihályi, Miklós Mészöly, György Konrád ou Péter Eszterházy.
JFB: Quand et comment a débuté votre participation à Magyar Lettre internationale ?
Éva Karádi: En 1990. Il y a eu une conférence à Paris intitulée «Où va la gauche?» et de nombreux intellectuels du monde entier s’y trouvaient. J’ai écrit un papier sur cette conférence pour Beszélô (L’Orateur) qui était une revue samizdat. Ce mot signifie aussi le droit de visite en prison, il a plusieurs sens. Et puis j’ai participé à un festival Est-Ouest organisé à Dié, dans le sud de la France: la première année portait sur la Tchécoslovaquie. J’y ai proposé mon aide pour organiser quelque chose avec la Hongrie. Et c’est Miklós Mészöly qui m’a demandé si je voulais participer à Magyar Lettre internationale avec le rédacteur d’alors, Gábor Mihályi, qui avait déjà édité deux numéros. J’ai donc commencé à ce moment-là, il y a 19 ans, et c’est au numéro 15 que j’en suis devenue la rédactrice en chef.
JFB: Qu’est-ce qui caractérise la revue?
E.K.: C’est l’essai, la théorie non académique. Les écrivains écrivent de beaux articles et essais littéraires. On y trouve tous les domaines, et on y développe des questions actuelles. Travailler avec les écrivains est très enrichissant contrairement aux académiciens qui sont quelquefois conservateurs et ennuyeux. Je travaille maintenant avec la nouvelle génération après celle des fondateurs, avec de jeunes écrivains. Il est important que la revue reste ouverte.
JFB: Quelles différences voyez-vous entre la génération qui a vécu la guerre et 56 et la nouvelle génération qui avait 20 ans en 89?
E.K.: On dit que c’est la génération post-moderne. Les post-modernistes écrivent des histoires basées sur leurs expériences personnelles; ils travaillent avec le passé, avec leur mémoire, sur l’histoire récente, la période du socialisme quand ils étaient des enfants, sur la famille. Il s’agit de mémoires personnelles et en même temps c’est une interprétation de la mémoire collective. Dans le dernier numéro, il est question des canons littéraires nationaux. Il est intéressant d’y voir les grands noms de la littérature hongroise enseignée à l’école. Il y a les grands écrivains du «modernisme classique» qui ont fait perduré cette tradition dans le journal Nyugat. Il y a aussi une autre tradition, plus conservatrice et académique, très populiste, politiquement de droite. Le numéro porte sur ces canons littéraires. Entre les deux groupes il n’y a pas de conflits car ils s’ignorent les uns les autres. Mais dans l’éducation c’est important de pouvoir choisir entre une vision conservatrice, nationale ou post-moderniste.
JFB: Comment définissez-vous le post-modernisme?
E.K.: Péter Eszterházy a dit qu’il ne fallait pas penser la nation mais l’objet-sujet, qu’il faut faire des phrases. C’est le problème de savoir si l’écrivain doit être un révolutionnaire ou non. Le postmodernisme c’était le combat pour la liberté, pour l’art. Devait-on être politisé ou pas? Je crois que cette période est finie: la nouvelle génération écrit des histoires. Cela ne veut pas dire qu’elle est indifférente aux problèmes sociaux, mais les générations changent.
Je crois que la tradition d’avant-garde a été créée avant les postmodernes. Miklós Erdély, qui faisait partie des neo-avant-garde, a dit: «Le neuf est dépassé». Avant on cherchait quelque chose de nouveau, qu’ils ne cherchent plus.
JFB: Qui lit l’édition hongroise de Magyar Lettre internationale, et franchit-elle les frontières?
E.K.: Là où on peut lire en hongrois, près des frontières, en Transylvanie, en Voïvodine et en Slovaquie. Nous sommes lus par un public intéressé par la culture, la littérature, mais aussi par des étudiants, des écrivains, des journalistes… Nous avons de grands auteurs traduits, mais aussi les meilleurs auteurs hongrois qui font partie de notre comité de rédaction comme György Konrád, Péter Eszterházy, Imre Kertész, Ágnes Heller…
JFB: Quels sont les thèmes abordés au fil de vos numéros?
E.K.: Les thèmes sont choisis en fonction des saisons. Au printemps il y a le festival du livre, auquel nous participons. C’est aussi un festival pour les jeunes écrivains européens qui viennent à Budapest. Nous leur consacrons un dossier. Pour le numéro d’été, c’est le thème du voyage. Il y a un dossier sur un pays exotique illustré de photos. Mais nous mettons aussi l’accent sur l’ethnologie. Nous sommes très populaires dans les milieux des étudiants en ethnologie et anthropologie. Nous avons fait une série avec l’Université de tous les savoirs. Le numéro d’automne porte sur les conférences de la rentrée. Nous publions des textes littéraires, des poèmes et des photos de photographes hongrois qui vivent dans les pays dont nous traitons dans nos pages. Il s’agit donc aussi de publier des auteurs hongrois dans un contexte international. On peut y lire des auteurs comme Dubravka Ugresic, Predrag Matvejevic, Drago Jancar, Maria Todorova, Andrei Plesu, Otto Tolnai…
JFB: Pouvez-vous me dire comment vous avez vécu 1989? Les espoirs ont-ils vu le jour?
E.K.: On a dit que la Hongrie était «la baraque la plus gaie du camp socialiste». De plus, la libéralisation avait commencé avant, donc le changement n’a pas été si fort, si radical. On pouvait déjà voyager à l’Ouest, lire les journaux… Ce n’était pas une révolution dans le sens où on allait instantanément recevoir la liberté. Péter EszterhÁzy a dit: «Les Russes sont partis, mais nous nous restons ici.» Nous ne pouvons pas dire que c’est la faute des Russes si nous avons des problèmes. Nous devons changer nous-mêmes. Les Russes ont quitté la Hongrie fin juin 89. On appelle ce moment de fête Bucsu, ce qui veut dire Adieu. C’est aussi une onomatopée (ce qui fait du bruit), un petit carnaval en somme.
Milena Le Comte Popovic
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