Impressions

Impressions

Échos de la francophonie

La chronique de Dénes Baracs

C’est curieux comme un terme de la langue écrite et parlée peut changer, s’enrichir de contenus nouveaux et, ce faisant, définir et même créer un autre domaine de la réalité, par exemple une école artistique. Si vous voulez comprendre de près ce phénomène, vous ne devez pas aller trop loin: la ville de Vienne, si éloigné de nous Hongrois il y a seulement deux décennies, nous est de nouveau proche, d’un point de vue politique et spacio-temporel. En deux heures de voitures vous êtes à l’Albertina et vous pouvez admirer la nouvelle exposition de cette institution prestigieuse dédiée à la peinture de la lumière à l’état pur, autrement dit à l’impressionisme.

C’est une invention française à double titre: d’abord les peintres en question sont Français ou ont travaillé en France, même si des artistes – comme l’Anglais Turner – les ont précédés dans certains domaines, et puis le nom sous lequel ils sont entrés dans le Panthéon de l’histoire de l’art universelle fut utilisé pour la première fois par un critique d’art parisien, un certain Louis Leroy – mais alors formulée comme une insulte! Si nous connaissons encore le nom de ce monsieur, c’est justement à cause de cette erreur monumentale et paradoxale. En s’acharnant contre ces briseurs de tabous, il a cru les blesser en reprenant "contre eux” leur propre expression, plus précisément un mot du titre de la peinture de Claude Monet, Impression, soleil levant qui nous montre le port du Havre à l’aube. Certains tableaux de cette série se trouvent au Musée Marmottan à Paris et j’ai admiré leurs couleurs fines et sensuelles plusieurs fois durant mes années parisiennes.

Je devais pourtant aller à Vienne pour apprendre plus de cette curieuse histoire linguistico-artistique. Il ne suffit pas de voir les chefs d’oeuvres, il faut aussi les comprendre. L’exposition de Vienne – en fait une collection temporaire itinérante montrée d’abord en 2008 en Allemagne (Cologne), puis en Italie (Florence) avant d’arriver cette automne dans la capitale autrichienne – se fixe comme but justement l’explication de ce phénomène à multiples visages et significations. Nous suivons les salles comme les classes d’école: à la fin, nous pouvons ou pourrions passer l'examen. Répondre par exemple à la question: comment ce mot a-t-il pu devenir une insulte et cette insulte une valeur?

Eh bien, nous apprenons à Vienne que, il y a un siècle et demi, le mot impression – au delà de la sensation causée par un paysage ou une scène – avait aussi un sens technique puisque c’était le nom de la première couche de peinture sur la toile. Dans la peinture académique, classiciste – et officiellement reconnue – du 19e siècle, ce n’était que la base de l’oeuvre que l'artiste devait ensuite élaborer dans l’atelier selon les canons bien définis de l’époque. L’herbe devait être verte et le ciel bleu, etc. Or les „impressionistes” ont peint sur place, en plein air, ce qu’ils ont réellement cru découvrir dans la lumière du moment: l’herbe ainsi pouvait devenir noir et le ciel vert, par exemple. Une révolution! Pardon – une sensation, une impression. Un scandale, car les gardiens acharnés de l’académisme veillaient à ce que seules les oeuvres qui correspondaient à leurs canons „officiels” puissent être exposées et reconnues par les différentes distinctions de l’époque. Or Monet, Seurat, Sisley, Signac, Morisot, Cézanne, Renoir, Van Gogh, Morisot, Pissarro et les autres qui, à un moment ou autre, ont fait partie de ce mouvement, ont tous rejeté ces prescriptions artificielles. Ils n’avaient pas de programme commun préétabli mais voulaient montrer leurs découvertes de couleur et de lumière.

Il s’avère qu'à l'époque, le mot impression était aussi utilisé pour désigner la simple décoration des appartements, c’était la „peinture d’impression”, un terme utilisé pour la distinguer de la „peinture d’art”: un peintre en bâtiment pouvait être ainsi nommé, dans le langage courant, un „impressioniste”. C’est dans ce sens que Louis Leroy voulait ridiculiser en 1874 les participants de la première exposition collective organisée dans l’atelier du photographe parisien Nader, ce groupe disparate et rebelle seulement uni par son rejet du passé de leur métier. Leroy voulait les stigmatiser mais c'est finallement lui qui a trouvé le nom de l’une des écoles les plus influentes et populaires de l’histoire de l’art. En effet, d’autres critiques ont vite compris que l’impression, la sensation créée par la lumière, n’est pas une aberration mais une valeur universelle et nouvelle „inventée” par ces artistes.

Déjà en 1883, Jules Laforgue, écrivain et critique littéraire et d’art, tirait une conclusion qui prévaud encore aujourd’hui: «L’Impressionniste est un peintre moderniste qui, doué d’une sensibilité hors du commun, oubliant les tableaux amassés par les siècles dans les musées, oubliant l’éducation optique de l’école (dessin et perspective, coloris), à force de vivre et de voir franchement et primitivement dans les spectacles lumineux en plein air, c’est-à-dire hors de l’atelier éclairé à 45˚, que ce soit la rue, la campagne, les intérieurs, est parvenu à se refaire un œil naturel, à voir naturellement et à peindre naïvement comme il voit.”

Mais découvrir cette manière „naïve” s'avère plus compliquée qu'il n'y paraît et l’exposition nous révèle encore beaucoup des secrets de cette magie: les nouvelles peintures, couleurs et toiles préparées en avance qu’ont utilisées les maîtres de ce mouvement, le rôle de la spontanéité et de la préparation cachée dans ces chef-d’oeuvres, la manière de contempler et de les apprécier aujourd’hui, etc. Allez-y, ce n'est pas loin, vous aurez beaucoup d’impressions – impressionnantes.

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