Ils en étaient capables

Ils en étaient capables

Échos de la francophonie

 La chronique de Dénes Baracs

Quand je me suis couché tard dans la soirée du 4 novembre, la victoire de Barack Obama semblait certaine, mais n’était pas encore acquise. Cette petite différence avait peint sur les visages des démocrates, réunis dans leur fief de Chicago, les signes d’une angoisse secrète, et sur ceux des républicains l’expression de la détermination de continuer la lutte à Phoenix.

Le lendemain, je me suis levé tôt: je voulais vivre en direct le moment de la certitude, quand tout ce qui semblait hier à portée de main, mais impossible pendant des siècles, s'accomplissait enfin. Nous fûmes les témoins de scènes inimaginables, les gens criaient, incrédules, leur joie aux caméras, d'autres pleuraient, des inconnus s’embrassaient, des foules inondaient le centre des grandes villes américaines pour fêter leur victoire, celle de toute l’Amérique sur son passé.

Et soudain, j’ai eu un sentiment de déjà-vu, j’avais déjà vécu de tels moments... à Paris, il y a 27 ans. C’était la nuit de la victoire de François Mitterrand aux élections présidentielles de 1981: un coup de théâtre dramatique qui, bien que pronostiqué par les sondeurs, avait semblé hautement improbable jusqu’au dernier moment aux yeux du „peuple de gauche”. Mais lorsque l’image du vainqueur apparut sur les écrans de télévision, des dizaines de milliers de personnes se ruèrent vers les Champs-Élysées ou la place de la Bastille ; dans des voitures surchargées, des jeunes brandissaient des drapeaux. C'était la fête et des inconnus se jetaient dans les bras les uns des autres.

François Mitterrand parlait lui aussi de la nécessité d'un changement et lui aussi évoquait une certaine „fracture sociale” à laquelle son élection devait mettre fin. C’était une grande soirée, pleine d’émotion, d’espoir et d’enthousiasme et ceux qui l’ont vécue l’ont toujours gardée en mémoire - même si la suite de l’histoire devait être moins brillante. Mais le sentiment qu’un rêve était devenu réalité était le même il y a 27 ans à Paris que maintenant en Amérique. A la différence près qu’aux États-Unis, le rêve ne se limite pas à la politique et aux classes sociales mais il englobe toute l’histoire de cette nation, divisée dès sa naissance selon la couleur de la peau de ses habitants, dont une partie fut simplement importée d’Afrique. C’était en contradiction avec les principes démocratiques des pères fondateurs et cette contradiction engendra une guerre civile entre le Nord et le Sud. Autant en emporte le vent, la victoire du Nord abolit l’esclavage mais la discrimination contre les Noirs ne disparut pas pour autant. Il a fallu un rêve, celui de Martin Luther King, et la lutte menée par toutes les franges en mouvement de la société américaine pour sa réalisation. C’était le rêve d’une Amérique dont tous les citoyens jouissent des mêmes droits, indépendamment de la couleur de leur peau. Mais il fallut aussi l’apparition d’un Barack Obama pour que la discrimination raciale et historique puisse disparaître au niveau du plus haut dignitaire du pays le plus puissant du Globe. On peut lire ici et là que, pour la première fois, l’Amérique a élu un Noir à la Maison Blanche – même si cette remarque est fausse puisque Obama est tout aussi blanc que noir par ses origines, un homme qui incarne la composition multiraciale des États-Unis.

Seul devant l’écran, et si loin de Chicago, j’ai écouté de sa bouche l’histoire de cette femme de 106 ans qui a voté à Atlanta. Elle est née une génération juste après l’abolition de l’esclavage, quand il n’y avait pas encore de voitures sur les routes ni d'avions dans le ciel, et quand les femmes comme elle n’étaient pas autorisées à voter parce qu’elles étaient femmes d'une part, et noires d'autre part. Elle avait alors entendu dire qu’il était impossible de changer cet état de fait, mais elle a finalement vu des gens affirmer - et prouver – que c’était possible. « Yes we can », disait le slogan d'Obama. Et lors de cette élection, Ann Nixon Cooper a voté parce qu’après 106 ans vécus en Amérique elle sait désormais que l’Amérique peut changer.

C’était un grand discours et un grand moment, même si tout le monde sait que les défis à relever sont nombreux: deux guerres, une crise économique, de nombreux problèmes sociaux, etc. Il ne faut pas s’attendre à des miracles, nous avons appris, hélas, que les lendemains souvent déchantent. Cependant, la force, la conviction et l’ouverture du vainqueur – mais aussi l’élégance du perdant - m’ont impressionné. Alors que ces dernières années l’Amérique faisait plutôt peur, cette nuit elle nous a offert un bel espoir.

«Yes, they could», ils en étaient capables. Et nous ? Ici, en Europe, ou dans notre petit pays, serions-nous, nous aussi, capables de réunir nos forces en ces temps troubles ? «Can we ?»

 

 

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