Hongrois ou étrangers ?
Vous avez beau ne pas les voir, trouver que Budapest a une population bien «homogène», la Hongrie est bien un pays d’immigration et compte environ 120 000 immigrés, sans compter les «illégaux», plus nombreux. La plupart sont blancs, catholiques, le hongrois est leur langue maternelle. Ce sont pourtant, aux yeux de la loi, des étrangers. Roumains, Slovaques, Serbes, Ukrainiens ou, moins souvent, Croates, ces Hongrois d’outre-frontières représentent, selon le recensement de 2004, environ 70% de la population étrangère présente en Hongrie. Le pays a pourtant fait tous les efforts possibles pour fermer ses frontières : aide technique et financière considérable de l’Union européenne pour les douanes et législation des plus restrictives à l’image des pays occidentaux, rien n’y fait.
Frontière entre Nagyszelmenc et Kisszelmenc
Car la Hongrie a autant besoin d’eux qu’ils ont besoin de la Hongrie. Parlons d’abord de ceux qui séjournent légalement dans le pays. Ceux-ci ont typiquement une position supérieure à la moyenne des Hongrois sur le marché du travail et comblent un vide flagrant de main-d’œuvre. En effet, le pays se trouve face à une crise majeure du travail. Les taux de participation à la main-d’œuvre ont subi un grave recul dans les années 90 du fait de la transition économique et la formation des jeunes n’est aujourd’hui pas appropriée aux besoins du marché du travail. Vu l’ampleur de la crise, le gouvernement actuel a fait de sa résolution une de ses priorités. Entre temps, les Hongrois d’outre-frontières sont là pour combler le gouffre.
Venons-en maintenant aux «illégaux», qui ne sont pas moins indispensables à la bonne marche de l’économie. Quand vous passez à côté des nombreux sites en construction de la capitale, pensez-y. La majorité des travailleurs qui s’y trouvent, ce sont eux. L’agriculture hongroise ? Dans tout l’Est et le Sud du pays, la majorité de la main-d’œuvre, ce sont eux. Le marché du textile ? Ce sont en grande partie encore eux qui le font marcher. Pour les employeurs hongrois dans ces secteurs, cette main-d’œuvre est indispensable. Les travailleurs venus surtout de Roumanie, de Serbie ou d’Ukraine sont moins chers, mieux qualifiés, supportent des conditions de travail déplorables et parlent hongrois. Ils entrent typiquement dans le pays comme touristes, acceptent toutes sortes de travaux temporaires, traversent la frontière pour obtenir un tampon de sortie du territoire et reviennent. Vu la longueur et le coût des procédures pour obtenir un permis de travail, ni eux ni l’employeur ne se donnent la peine d’essayer. D’ailleurs, l’organisation du travail au noir des Hongrois des pays voisins est tellement développée que le permis de travail, on n’y pense plus trop. Avez-vous remarqué tous ces hommes qui semblent stagner sur la place Moszkva, à Buda, tous les jours ? C’est le «marché aux esclaves» où les employeurs viennent trouver la main-d’œuvre étrangère. Les arrangements dans les zones frontalières sont eux bien plus développés.
Que fait donc la Hongrie face au dilemme posé par des «frères» dont les droits sont bafoués et qui subissent des conditions de travail exécrables ici-même, au sein de la «nation mère»? Pas grand-chose. Il faut dire que les options disponibles pour le gouvernement sont assez minces. Ouvrir un peu plus les frontières et libéraliser les conditions d’entrée et de travail ? Impossible. Non seulement les politiques communautaires ne le permettent pas, mais les Hongrois eux-mêmes accuseraient le gouvernement de privilégier des étrangers alors que les Hongrois ne trouvent pas de travail. Que ces étrangers soient déjà ici et qu’ils ne soient en aucune manière la raison de la crise de l’emploi, peu importe. Assurer un traitement plus favorable aux Hongrois des pays voisins, si nécessaire par la voie de la double nationalité ? Le gouvernement Fidesz avait déjà tenté cette option en 2001 avec la loi sur le statut des Hongrois d’outre-frontières, mais les tendances révisionnistes de la loi (tenter une sorte de retour vers la Grande Hongrie d’avant le traité de Versailles) et son aspect discriminatoire envers les populations majoritaires des pays voisins avaient empêché que ses dispositions relatives à l’emploi passent. En 2004, la participation au référendum sur l’octroi de la double nationalité pour les Hongrois des pays voisins a été trop basse pour valider le scrutin, témoignant de l’ambiguïté des sentiments des Hongrois pour leurs «compatriotes étrangers». Plus tard, le débat avait perdu en importance puisque l’on avait considéré que l’intégration de la Roumanie dans l’Union européenne règlerait le problème. En effet, bien que des restrictions à l’entrée des Roumains en Hongrie soient toujours en place à ce jour, beaucoup de secteurs se sont ouverts à eux en janvier 2007 et l’ouverture complète sera progressivement mise en place. La majorité des Hongrois d’outre-frontières étant citoyens roumains, la situation semble en grande partie réglée. Pourtant, non seulement il reste les autres (Serbes, Ukrainiens), mais la «légalisation» des infrastructures permettant l’organisation du travail au noir des étrangers reste un énorme défi, ainsi que la clarification des positions des Hongrois quant à leurs frères étrangers.
Marion Kurutz