HÉV oriental
Budapest parcours
Par Emmanuelle Sacchet et l’œil regarde
Qu’as-tu fait aujourd’hui ? Il a bien fallu que je réponde que je m’étais levée à 5h du matin pour aller prendre un café dans un boui-boui à Szilasliget, à 35km de chez moi. Ecrire des articles est un prétexte qui permet de vivre en décalé et de voir en décalage sans que personne n’y trouve à redire. De nouveau en grande banlieue. C’est qu’un tour dans le HÉV de Gödöllô manquait à l’actif de l’association bienfaitrice de Budapest parcours et l’œil regarde.
Autant partir à la première heure et côtoyer ceux qui sont obligés d’être dans les premiers transports en commun. Et partager leur chemin de fortune tout tracé sur les rails, imaginer leur métier, leur vie et voir exceptionnellement le jour se lever avec eux. On n’a encore rien inventé de mieux que le soleil pour lutter contre le froid, la grisaille, la morosité et la laideur. L’on n’est pas bien beaux à 5h30 du matin il est vrai. Faut-il que la vie soit une masse bien lourde pour courber certains dos et brouiller à ce point les lignes de chance de ces mains voyageuses. Ont-ils senti, ces Hongrois somnolents, l’énergie in petto de notre présence accidentelle que nous voulions leur transmettre ? Désir sans doute obséquieux ou désobligeant alors que nos dialogues étrangers refaisaient le monde; nous qui nous permettons d’aller voir l’inintéressant, le presque rien, les no man’s land où nous ne remettrons sans doute jamais les pieds. Qu’importe, c’est déjà bien d’y être allé.
Et pour ce faire, il y a d’abord eu une longue descente de colline à vélo, aussi froide que nocturne. Puis, le métro n°2 jusqu’à son terminus Örs vezér tere où 300 000 journaliers s’entrecroisent. C’est là que démarre la ligne orientale du HÉV. Les rames provenant de banlieue sont déjà bondées, la nôtre direction Csömör et Gödöllô parsème les âmes un peu plus. La publicité de la semaine propose un anti-rhume dont tout le monde semble avoir besoin. Les paysages de barres d’immeubles et de terrains infinis de Mátyásföld défilent derrière les vitres inéluctablement rayées de graffitis. On croise la construction du périphérique qui avance à grandes chenilles de bulldozers. Un contrôleur hors d’âge vient trouer par deux fois nos tickets à 430 huf. Tels deux ânes de Buridan chers à Descartes nous nous interrogeons sur le nom des stations; où descendre sans porter atteinte à notre libre arbitre ? Le hasard fera l’affaire et c’est Szilasliget qui l’emportera, juste avant Mogyoród et Gödöllô parce qu’au fond un circuit fermé et un château royal dans les HLM ne nous intéressent pas. C’est donc un arrêt dans la Pampa et le jour levant de 6:30 qui s’offrent à nous. On suppose une activité plus affirmée d’un côté que de l’autre, chacun s’y retrouve donc à traverser les voies à pied.
Sous un panneau de verre à l’air municipal, des cours de préparation à l’accouchement sont proposés, ainsi qu’une pléthore d’activités d’organismes sonnant plus sectaires les uns que les autres. Les éducateurs somatiques, thérapeutes par les fleurs de la dépression hivernale et autres praticiens de méthodes révolutionnaires oeuvrent par-delà les contrées les plus retranchées. Les clients potentiels se trouvent-ils alentours ? Dans les silhouettes des mythiques maisons à base carrée, gentiment organisées sur les routes de poussière menant à celle goudronnée que nous longeons tête baissée dans le vent froid du matin, les mollets aspergés par les flaques soulevées de quelques voitures. C’est la rue de la paix et c’est peu dire. Un jeune cadre dynamique sautant dans sa voiture nous répondra ébaubi que non il n’y a pas de café d’ouvert, tout le monde dort ici. Ah… Eh bien si, nous l’avons déniché l’endroit rare, un baraquement au bord des rails justement. La tenancière fait également salon de coiffure années 60, dans un coin de la pièce. Dans un autre, une machine à sous orpheline sanglote par intermittence. Et la construction de notre monde continuera dans cet endroit improbable, entre deux petits vieux soutenus par le pied de leur verre de bière. Mon acolyte sort enfin son objectif. Les enfants vont à l’école. Chacun semble sortir de sa route traversière.
On rebrousse chemin vers la perle du Danube comme on dit. Avec un arrêt cette fois décidé, à la lisière de la ville, pile à cet entre-deux qui nous attire. Au beau milieu des champs, le “kistárca” de l’Ilona telep ou portefeuille de l’établissement d’Ilona (pareille poésie ne s’invente pas) s’apprête à livrer un condominium pour classe moyenne. Planté juste derrière le bloc commercial des hauts noms de la grande distribution alimentaire et de bricolage. De mêmes maisons carrées surgissent de plaine, sans arbre ni fleur sur le caillou. Rideaux, statuaire, clôtures et chiens de garde des maisons déjà habitées font la différence dans le carroyage encore boueux de ces nouvelles vies. On quitte les lieux sous les aboiements d’un brave labrador déguisé en doberman. Clément retourne vers la ultra haute température de ces images tandis que je pédale sec vers ma rive droite pour vous écrire ces quelques lignes jusqu’à ce que la nuit tombe; néanmoins toujours convaincue qu’il faut s’attarder sur le réel dans ce qu’il a de plus quotidien.
Mais nous sommes loin de la magie inventée lors de notre transport féerique et estival du HÉV de Szentendre. Question de saison sans doute, d’humeur ou de manque de sommeil. Paraît que je vois la vie trop en rose à Budapest, faut-il que le vent tourne ? De toute façon, des goûts et des couleurs on ne discute pas.