Finita la commedia?
La chronique de Dénes Baracs
Finie la comédie? C’est cette question qui se pose partout depuis la démission de Silvio Berlusconi, le premier ministre italien, dont le règne fut le plus long depuis la guerre dans le pays de Dante (et donc de la Commedia divina, la divine comédie).
Mais contrairement à ce que mes lecteurs pourraient supposer, je ne pense ni à l’enfer décrit si richement par le grand poète, ni au personnage pittoresque, souriant ou détestable, si sûr de lui et tour à tour extrême ou bouffon du politicien mais plutôt au milieu qui fut sa rampe de lancement (et d’atterissage): le spectacle.
Dans les années 1980, grâce à la diffusion des premières émissions par satellite, j’ai pu assister en personne, et aussi en tant que chroniqueur, à la montée de l’empire médiatique de Silvio Berlusconi. La technologie était encore rudimentaire ; pour capter la télévision italienne à Budapest, on avait installé une antenne satellite gigantesque. L’image était encore incertaine – mais nous regardions l’émission bouche bée. Ici, c’était encore l’époque de la télévision d’Etat, et avoir accès à un programme d’un autre pays, occidental en plus, était un vrai miracle – c’était comme une émission directe venant de Mars.
Il était déjà possible d’obtenir des bourses d’étude: c’est ainsi que j’ai pu passer quelques temps à Rome. Ayant vu l’émission italienne à Budapest, arrivé à Rome, j’ai décidé d’étudier l’Italie à travers ses télévisions et montrer aux lecteurs hongrois cette pluralité qui nous paraissait alors tout à fait étonnante. Le titre de mon livre issu de cette expérience refléta cette ambition: L’Italie sur le petit écran. J’ai suivi le combat épique entre la RAI publique et les chaînes montantes d’un entrepreneur immobilier milanais sournois, qui, avec habileté, s’est transformé en un grand magnat des média privés: il s’agissait de Berlusconi.
Face aux trois chaînes d’Etat, il s’est accaparé trois chaînes privées. Les premières étaient financées par les redevances des abonnés, celles de Berlusconi par les revenus publicitaires. Les chaînes publiques ont relayé l’information, ont diffusé la culture et l’éducation, les chaînes privées se sont concentrés quasi exclusivement sur le divertissement.
Leur patron le plus puissant observa les règles formelles pour les déjouer constamment. La loi en vigueur à cette époque interdisait à une télévision privée la diffusion nationale. Qu’à cela ne tienne, les chaînes de Berlusconi furent organisées en réseau, avec des télévisions locales: elles ont toutes diffusé simultanément le même programme préenregistré sur des cassettes, distribuées par un service de transport impeccable à tous les émetteurs du réseau. Ensemble, ils ont couvert tout le territoire national.
Ayant perdu cette bataille, l’Etat a finalement autorisé l’émission nationale de l’empire médiatique du Milanais même si ses trouvailles (par exemple pour déjouer le fisc) ont provoqué d’innombrables procès contre le Cavaliere comme il aimait s’appeler. Quand ses accusateurs l’ont mis en difficulté, Berlusconi – déjà très riche – s’est lancé dans la politique. Pour empêcher l’Etat de s’accaparer de ses affaires, il s’accapara, lui, du pouvoir de l’Etat – et ce, grâce au puissant appareil médiatique qui le servit. La politique à ses yeux était similaire au calcio italiano, le football italien si populaire. Il a baptisé son parti Forza Italia, c’est comme si on appelait „ Allez les bleus ” un parti français! Ce qui est bon pour le sport, est bon pour la politique aussi, et surtout ce slogan passait bien sur l’écran.
C’est ainsi que la puissance de la communication a contribué à la victoire de son maître – doté d’un talent certain de communication et d’orateur. Premier ministre, il a étendu son influence sur ses anciens concurrents, notamment les trois chaînes classiques de la vénérable RAI publique, en écartant plusieurs de ses critiques les plus vociférants de l’écran. Et après des décennies d’instabilité gouvernementale, c’est ainsi que s’installa un pouvoir durable, donc rassurant malgré les divers scandales financiers, politiques mais aussi les problèmes avec les femmes et la morale qui éclaboussèrent de temps en temps le règne de Silvio Berlusconi. Il fut également marqué par les protestations de masse, les grèves générales, la presse italienne de qualité souvent très hostile, les procès contre sa personne et son empire, la critique de l’étranger, de la part de ses alliés. L’homme de l’écran disposa de moyens incomparables pour maintenir son influence jusqu’au dernier moment.
Il a fallu – après le „drame grec” de l’Euro – la menace d’une „tragédie romaine”, c’est à dire la possibilité toujours grandissante de l’effondrement de l’économie infiniment plus puissante de l’Italie, surendettée elle aussi sous le long règne si médiatique de Silvio Berlusconi, pour que la comédie se termine. Et uniquement parce que la fin de Berlusconi était préférable au chaos économique qui aurait pu anéantir toute la construction de plus en plus fragile de la zone Euro, pilier principal de notre Europe. Cela prouve que même si ces média aussi puissants soient-ils ont pu être utiles à ce politicien habile pour établir son pouvoir et également pour masquer durablement la réalité de sa chute (ou au moins pour empêcher que les gens réalisent les vraies conséquences d’une certaine politique), ils ne peuvent pas changer la réalité elle-même. Ainsi, quand l’Europe a décidé de se débarrasser de celui qu’elle considéra comme un empêcheur de tourner en rond, il Cavaliere a dû partir. La commedia è finita – dit-on.
Mais soyons prudents. Avec Berlusconi, on ne sait jamais.