Falstaff de Verdi à Budapest: une facétie rondement menée par un Iván Fischer complice
De Verdi, Rossini disait que s’il excellait dans le drame, il n’était pas fait pour l’opéra bouffe. Ce qui n’empêchait les deux hommes d’éprouver une profonde estime mutuelle. Préjugé ou jugement fondé ? Force est d’avouer que, pour notre part, nous tendions jusqu’ici à partager le sentiment de Rossini (1). Du moins à l’écoute ici ou là de brefs extraits de son Falstaff. Mais de brefs extraits seulement et jamais l’œuvre dans son intégralité. Bonne raison pour saisir l’occasion offerte par cette représentation. Et ce d’autant qu’elle était animée par Iván Fischer, dont il serait superflu de rappeler les qualités en la matière.
Une œuvre - son ultime opéra - que Verdi composa sur le tard, à l’âge de 77 ans. Mais un travail auquel il prit, de son propre aveu, un grand plaisir. Au point que ses proches et amis le trouvèrent rajeuni, tant le défi le stimulait (2). Travail, ou plutôt plaisir, largement gratifié, la création de Falstaff, le 19 février 1893 au Théâtre de la Scala, ayant été accueillie par un triomphe que les Milanais ne sont pas prêts d’oublier (3). Encore une raison pour venir se faire par soi-même une opinion, quitte à réviser notre jugement.
Le peu que nous savions de ce Falstaff - inspiré des Joyeuses commères de Windsor - est que Boito a offert là à Verdi un livret de haute qualité. Un livret en partie allégé par rapport à l’œuvre de Shakespeare, en supprimant certains personnages secondaires et en en simplifiant l’intrigue. Par ailleurs, les critiques louent généralement le rôle dévolu à l’orchestre, personnage à part entière, „omniprésent, bavard, persifleur” (Piotr Kaminski). Tel est en gros ce que nous en savions, somme toute bien peu.
La production qui nous en était proposée ce soir était une version de concert, mais agrémentée de costumes et d’une légère mise-en-scène conçue par Iván Fischer. Avec une équipe internationale dominée par des chanteurs italiens, accompagnés par l’Orchestre du Festival (BFZ). Le tout hébergé dans le grand auditorium du Palais des Arts (Müpa).
Déjà remarqué dans ses productions consacrées sur cette même scène aux opéras de Mozart (4), Iván Fischer se révèle, outre ses qualités de chef, un animateur et metteur-en-scène hors pair. Spectacle au montage duquel il semble visiblement avoir pris plaisir.
Plaisir qu’en définitive, il nous aura fait partager. Non que cet opéra – qu’Iván Fischer n’hésite pas à qualifier de génial – figure parmi nos favoris. Mais parce que le chef hongrois a su en tirer tout le suc, en extraire tout le sel, mettre admirablement en valeur les qualités. Falstaff, une œuvre unique en son genre, qui, à notre connaissance, n’a aucun équivalent dans tout le répertoire. Plus que d’opéra, nous serions presque tentés de parler d’un spectacle en musique. Et quelle musique! Un spectacle soutenu par un orchestre omniprésent, effectivement „bavard et persifleur”... Nous souscrivons ici pleinement à la remarque de Piotr Kaminski. Un spectacle fou au rythme déchaîné où tous, chef, musiciens et chanteurs, semblent s’en être donnés à cœur joie.
Les chanteurs? Parlons-en! Une brochette probablement encore jamais réunie à ce point sur une scène hongroise. Pratiquement toutes et tous étant familiers des théâtres les plus prestigieux, du Met de New York à la Bastille en passant par la Scala. Chanteurs en tête desquels nous tirerons en premier lieu notre chapeau à la basse italienne Nicola Alaimo dans le rôle-titre. Véritable géant à la voix tonitruante, le rôle semble avoir été taillé sur mesures pour lui. Personnage en définitive touchant, que ce gros ventru constamment ridiculisé. Personnage fat et grotesque, certes, mais pas méchant, ni rancunier pour un sou et auquel on finira par s’attacher. Ce qu’a fort bien rendu la basse italienne. Pour l’entourer, une équipe internationale de haute volée, dont il nous faudrait citer ici tous les noms, tant elles, ils furent remarquables. Tel le couple des jeunes amoureux Nannetta et Fenton, incarnés par les Espagnols Sylvia Schwartz et Xabier Andouaga. La première, connue du public hongrois pour être déjà venue nous interpréter la Suzanna des Noces sous la direction de Fischer. Quant à son partenaire, le ténor Andouaga, quelle voix! (Les Parisiens l’auront entre autres entendu au Théâtre des Champs-Elysées). Mais les autres également. Un Mister Ford incarné par la basse grecque Tassis Christoyannis, pratiquement tout aussi remarquable que son partenaire de scène italien. Et, bien sûr, le deux „belles” courtisées Alice et Meg, incarnées par les Italiennes Eva Mei et Laura Polverelli. Toutes deux bien différentes, avec chacune son charme propre, mais adorablement insolentes et complices pour tourner en dérision le pauvre Falstaff. Complicité partagée par la mezzo-soprano suisse Yvonne Naef, en Mrs Quickly, leur intermédiaire auprès du vieux soupirant. Elle-même également une habituée des plus grandes scènes et ayant côtoyé les plus grands chefs et les plus prestigieuses formations. Comme on voit, donc, Iván Fischer a su ce soir nous réunir ce qu’il y a peut-être de mieux à l’heure actuelle pour interpréter cette œuvre tardive de Verdi. Et tout ce petit monde se prenant allégrement au jeu.
Autre participant à l’action: l’orchestre. Non seulement par sa présence constante d’un bout à l’autre de l’œuvre, mais aussi en assumant le rôle du chœur. Ces dames n’hésitant pas à poser leur instrument pour se déplacer et, dûment costumées, venir chanter, au demeurant fort bien, sur l’avant-scène. On retrouve bien là une de ces trouvailles dont Fischer a le secret. Un orchestre qui nous aura démontré une fois de plus ce soir ce niveau exceptionnel auquel ses musiciens ont su le hisser. Sonorités chaudes, clarté et précision du jeu, notamment dans les rangs des cuivres et des bois, jeu vif et stimulant. Bref, les superlatifs ne manquent pas.
Pour ce spectacle monté en collaboration avec l’Italien Marco Gandini, le chef hongrois s’est ici surpassé. Lui-même souvent pris à partie par les chanteurs et n’hésitant pas à se déplacer tout en continuant à diriger. Les chanteurs évoluant parmi les instrumentistes, aidés pour cela d’une estrade placée au milieu de l’orchestre. Et quels costumes! Merveilleusement dessinés – avec humour, mais aussi avec goût et élégance - par Anna Biagiotti, ils ont grandement contribué à rendre l’ambiance. (Ancienne costumière de la Scala, Anna Biagiotti a entre autres travaillé pour Strehler et Zefirelli)
Et l’œuvre de Verdi, dans tout cela? L’opéra est réparti sur trois actes, chacun constitué de deux tableaux. Pour notre part, ce n’est vraiment qu’à partir du milieu – second tableau du deuxième acte –, lorsque l’action s’accélère, que l’œuvre nous a vraiment séduits, voire enthousiasmés. Mais ce n’est là qu’un jugement personnel. Avec, comme il fallait s’y attendre, un déploiement de féerie et de délire dans la scène finale où tous se retrouvent masqués la nuit dans la forêt où a été attiré le brave et naïf Falstaff qui s’y verra en fin de compte dûment rossé. Leçon qu’il prendra au demeurant avec sagesse et résignation. Scène cocasse, presque déjantée, à laquelle étaient associées une partie des instrumentistes, couvertes de guirlandes et coiffées pour la circonstance de charmantes petites couronnes lumineuses.
Ce Falstaff, une production qui constituera sans nul doute le temps fort de la saison. Un événement, le mot n’est pas trop fort. Et pour nous, une belle et bien divertissante soirée. Pour nous et... pour le public. Un public enthousiaste, comme rarement nous l’avons vu, lançant plus qu’une ovation, de véritables acclamations à l’issue de la soirée. Le miracle de la création milanaise se sera presque renouvelé - toutes proportions gardées... - 120 ans après. Un coup de chapeau également à nos amis italiens, qui, étroitement associés au spectacle, ont largement contribué à son succès. Et surtout, un grand merci, une fois de plus, à Iván Fischer et aux musiciens de l’Orchestre du Festival dont la réputation n’est plus à faire.
Pierre Waline
Crédit photos: BFZ
(1): à signaler un opéra composé sur le même thème, le normal">Falstaff de Salieri. Opéra qui, sans prétendre à égaler les grands, n’en constitue pas moins une oeuvre charmante et divertissante, pour le coup dans la plus pure tradition de l’opera buffa. Une équipe hongroise animée par Tamás Pál nous en a laissé un fort bel enregistrement édité sous le label Hungaroton (1985).
(2): „Verdi, de bonne humeur, n’a jamais paru plus jeune et plus gai”. „A 80 ans, il en paraît 60, vif et gai comme un gamin”.
(3): plusieurs numéros bissés, une demi-heure d’ovation à la tombée du rideau. Une foule qui s’est ensuite rassemblée devant l’hôtel où Verdi était descendu. Mais reconnaissons que ce type de réaction, qui paraîtra excessif de nos jours, n’était pas si rare en Italie à l’époque (le phénomène s’était déjà produit lors de la première d’Otello).
(4): Les Noces de Figaro, Don Juan, normal">la Flûte enchantée (dont nous avons rendu compte dans ces colonnes).
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