En transition éternelle
La chorégrahie Instinct de Pál Frenák a reçu cette année le prix Rudolf Lábán du Trafó décerné aux spectacles du plus haut niveau. C’est la deuxième fois que cet artiste de cinquante ans directeur de sa propre compagnie l’emporte après avoir été honoré de toutes les récompenses possibles de la danse hongroise. Vivant à Paris, revenant de temps en temps à Budapest, Pál Frenák reste pourtant en marge du monde de la danse dans sa patrie. Le JFB l’a interrogé sur sa vie pleine d’ambivalences.
Le langage des signes a déterminé la vie de Pál Frenák qu’il a appris avant la langue parlée étant le huitième enfant de parents sourds-muets. Il a découvert la joie de danser pendant la nuit devant un miroir dans un internat où il a passé sept ans. Le jeune Pál Frenák, qui a travaillé en tant que serveur pendant plusieurs années après l’internat, n’a découvert la danse professionnelle qu’à l’âge de 20 ans quand il est entré pour la première fois dans le studio du grand maître de l’époque, Endre Jeszenszky (décédé le 14 mai dernier ). Bien qu’il se soit vite approprié un savoir technique de ballet de haut niveau, son talent n’était pas apprécié en Hongrie. Ainsi, Frenák a quitté son pays, et après un petit crochet par Londres, s’est installé à Paris dans les années 80. Il a aussi bien dansé au Moulin Rouge qu'avec les plus grands chorégraphes de l’époque, comme Janine Charret. C'est une période pendant laquelle il a bien connu le monde artistique avec sa femme française architecte. En 1989, il a signé sa première chorégraphie intitulée Ter, et fondé la Compagnie Pál Frenák. Grâce à son style sincère, souvent violent, mais toujours privé de clichés, la compagnie bénéficie d’une renomée internationale, du Japon au Maroc. Depuis le changement de régime, il a toujours organisé la première de ses spectacles en Hongrie, surtout au Trafó. En 1999, il a transformé la Compagnie Pál Frenák en une formation franco-hongroise en l’élargissant à de jeunes danseurs hongrois.
JFB : Il y a quatre ans, vous avez déclaré dans une interview qu’un artiste doit toujours créer dans un endroit où il peut s’exprimer le mieux. Cet endroit était la Hongrie pour vous à cette époque. Qu’en pensez-vous maintenant ?
Pál Frenák : C’est ce que je ressens encore. Mes passages à Budapest m’évoquent des souvenirs bouleversants: le régime passé où je suis né, le monde isolé de mes parents sourds-muets, les 7 ou 8 ans que j’ai vécus dans un internat. L’année dernière j’ai commencé à faire des photos des passages souterrains où les sans-abri couchent souvent dans des positions extrêmes. La nostalgie profonde et la solitude que j'expérimente ici en Hongrie me donnent de l’inspiration. Cependant, je dois retourner en France de temps en temps pour ne pas me noyer ici. Cette dualité m’assure la stabilité, la transition entre ces deux mondes est devenue une question vitale.
JFB : Est-ce donc votre passé tourmenté qui vous inspire ?
P.F : Un créateur doit quand même toujours aller au-delà des limites de la mémoire autobiographique, de plus mes spectacles ne sont pas narratifs. Je voudrais surtout déchiffrer le corps. Dans notre monde le verbe a trop de rôle, ce qui limite et déforme le contenu des messages. Ce n’est pas aussi facile de tromper le corps : c’est un langage que tout le monde comprend, qui n’a pas besoin d’être traduit. Le public a compris le spectacle, Les hommes cachés, plein de sensualité aussi bien en Hongrie que dans une culture complètement différente, en Turquie.
JFB : Selon quels critères choisissez-vous les membres de la compa-gnie Pál Frenák ? Et quel est le rôle du chorégraphe si vos spectacles sont plein d’improvisations ?
P.F : En général je les sélectionne avant de les voir danser. J’ai aperçu Rolando Rocha, l’un des danseurs des hommes cachés quand il mettait ses baskets dans un studio de danse. Puis, dans un café j’ai vu le danseur Attila Gergely, avec qui j’ai travaillé pendant sept ans. Les petits gestes sont en général plus parlants que les auditions de danse. Ce que je cherche dans mes danseurs c’est la sincérité, une certaine liberté de pensée et bien sûr la capacité de faire des mouvements presque impossibles. Après, quand on travaille ensemble, je les observe, je décompose leurs mouvements pour qu’ils puissent exprimer leur vrai caractère. C’est la méthode «butoh » que j’ai apprise au Japon selon laquelle chaque mouvement provient de l’intérieur sans aucun effort.
JFB: Grâce à cette méthode, vous avez travaillé avec des enfants han-dicapés, autistes et sourds-muets en France aussi pendant longtemps. L’avez-vous appliquée en Hongrie, car le nom de la compagnie contient les mots «théatre des signes »?
P.F: En France il s'agissait plus d'une expérimentation que d'une thérapie, pour les enfants comme pour moi-même. Nous avons découvert ensemble les limites de l’impossible. Au début j’ai envisagé de donner des cours en Hongrie aussi, mais c’était tellement difficile à assumer financièrement que j'ai dû abandonner ce projet.
Propos recueillis par
Judit Zeisler
Les hommes cachés
Les 4 et 5 juin au Trafó
(41 Liliom utca 41)