Échos de la francophonie: Gastronomie

Échos de la francophonie: Gastronomie

La chronique de Dénes Baracs

Crise oblige, cette année la réception traditionnelle du 14 juillet dans le jardin de la résidence française de Budapest était un peu différente des précédentes, mais au moins elle a eu lieu – tandis qu’à Paris les temps sont durs pour l'État qui a annulé purement et simplement la réception traditionnelle du président de la République dans le jardin de l’Élysée. (Heureusement, le défilé sur les Champs Elysées et dans le ciel de Paris, infiniment plus coûteux mais aussi plus attendu, n’a pas subi ce sort – et nous avons pu le suivre en direct à la télévision.) Ici à Budapest les entreprises françaises qui sont présentes en Hongrie ont participé à la célébration et nous avons eu droit à une vraie fête gastronomique qui m'a réservé une surprise de taille.

C’était une journée ‘chaleureuse’ dans le sens propre du mot, les ventilateurs nous ont arrosés de vapeur d’eau dans la canicule. Chaleur ou pas, qui peut résister à l’appel d’une grande sélection de fromages quand elle est offerte par un authentique maître du genre ? Brie, chèvre, fromages de montagne, du continent et de la Corse etc., le choix était difficile, et m'a obligé à chercher un vin convenable – comme on le sait, le fromage et le vin se valorisent l’un et l’autre mutuellement. C’est la première leçon de gastronomie que j'ai reçu en France quand j’ai accompagné une délégation hongroise à Lyon, chef-lieu de la cuisine française – il y a 43 ans de cela.

C’était un long dîner officiel et protocolaire, et mes voisins – des notables lyonnais – ont meublé tout ce temps interminable par une conversation qui avait pour unique thème les secrets de la gastronomie française: l’éloge de la cuisine locale, des chefs idoles tous étoilés par le mythique guide Michelin (celui qui préparait le repas était l’un de ceux-là) et la mystérieuse corrélation des vignes, des vins et des fins fromages dont les Français distinguent quelques 300 variétés de base. D’ailleurs à l’occasion de ce même voyage le général de Gaulle a illustré à notre premier ministre de l’époque la difficulté de gouverner un pays dont les habitants ont des goûts si différents et distinguent autant de fromages. La réponse de notre premier ministre fut simple: Nous ne connaissons que quelques trente fromages mais gouverner la Hongrie est tout aussi difficile – une vérité qui n’a pas changé pas, même si depuis notre assiette de fromages s’est un peu enrichie…

J’appris durant ma longue conversation gastronomique de Lyon une loi immuable: avec le fromage, pour s’adonner à toutes les nuances de sa saveur, on boit du vin rouge – bien entendu, toujours une variante qui correspond au produit laitier en question. Durant les longues décennies qui suivirent mon initiation j’ai obéi à cette règle d’or. Quelle fût ma surprise d’apprendre à la réception française, et de la bouche du maître fromager que désormais le vin blanc est tout aussi conseillé pour accompagner les délices de brie, de tome, de camembert ou autres, surtout quand il s’agit d’une sélection. Ainsi va le monde, en avançant. J’ai même quelques fois manqué à mes obligations de dégustation fromagère envers le vin rouge avec du blanc et j’avoue que ce péché m'a semblé pardonnable – je ne savais pas encore que mes sentiments devaient être prophétiques.

J’apprécie cette évolution encore mieux à la lumière d’un épisode militaire dont j’ai été le témoin et qui m'a montré à quel point les lois de la gastronomie influencent le comportement des Français. Membre du corps des correspondants étrangers à Paris dans les années 70, j'ai été invité à un exercice militaire français. Tout se déroula comme dans un film de guerre, ou presque. Le rendez-vous était fixé à une station de métro de Paris pour tous les journalistes, d’où nous avons gagné l’aéroport, puis par une avion militaire l'Alsace, nous avons ensuite continué notre voyage par hélicoptère pour se poser dans le jardin d’un château. Là un général nous a expliqué le but de l’exercice devant un large pan de terre (démontrer la parfaite coopération des différentes composantes des forces armées).

Le lieu exact de la démonstration étant à quelques 30 kilomètres du château qui servait de quartier général, nous étions transportés sur place par des bus de l’armée mais chemin faisant notre groupe de journalistes a été invité à déjeuner dans une jolie auberge de campagne. En entrée, une riche gamme de viandes au choix, du vin rouge – mais quand le temps du fromages aurait du arriver, nous étions en retard et nos guides militaires nous ont déclarés qu'à leur grand regret il nous fallait partir tout de suite. Les attachés militaires des ambassades – tous des généraux plusieurs fois décorés – avaient suivi une autre route et ont consommé leur repas dans une autre auberge... À la différence que malgré leur retard personne n’osa interrompre leur déjeuner. Eux ont donc pu consommer leur fromage et leur café en toute liberté, pendant que nous autres journalistes les attendions impatiemment au poste d’observation.

Par conséquent, le début de l’exercice a dû être reporté afin que les experts étrangers, les généraux gourmands, puissent y assister. C’était facile dans le cas de l’infanterie, des chars et même des hélicoptères qui au signe du général commandant nous ont surpris en se dressant des champs voisins où ils étaient cachés pour avancer vers nous au raz du sol, je n’avais jamais vu un tel spectacle. Mais vu que les avions de chasse devaient décoller beaucoup plus tôt de leurs bases lointaines à un horaire fixe, ils sont arrivés sur place bien avant les soldats. Les attachés militaires furent un peu déçus d’avoir ainsi perdu l’occasion de voir la coopération parfaite, et peut-être auraient-ils préféré raccourcir eux aussi leur sacro-sainte cérémonie gastronomique.

Mais je ne peux pas reprocher au restaurateur français d'avoir rempli son rôle d'hôte: comment commettre un tel sacrilège, laisser partir autant de généraux haut gradés sans leur avoir servi du fromage à la fin du repas? (Et bien entendu du vin… rouge.) Qu’auraient-ils pensé, ces excellences militaires, de la fameuse culture culinaire française?

 

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