D’une barricade à l’autre

D’une barricade à l’autre

Rencontre avec André Burguière

 

Après Berkeley et Paris, c’est à Budapest qu’André Burguière, professeur d’histoire anthropologique à l’EHESS, a témoigné de son expérience des barricades à Paris en 1944 et en 1968.

Il a éclairé le public sur les motifs psychologiques ou politiques à l’origine de ces deux périodes de l’histoire de la ville de Paris. Le mois de mai est une période idéale pour évoquer les mouvements de l’année 1968 à Paris - mais ily a eu aussi le printemps de Prague. Une étude du professeur Burguière nous apprend justement que la barricade en Europe est apparue pour la première fois en Bohème au 14ème siècle pendant les guerres hussites, et elle fut utilisée à Paris pour la première fois en mai 1588 pendant les guerres de religion.

JFB : Les lieux de mémoire sont toujours importants pour nous. Quel rôle jouent les barricades dans vos souvenirs ?

André Burguière : Quand je dis lieu de mémoire, il s’agit du lieu de ma mémoire : j’ai comparé les barricades de mai 68 que j’ai connues comme témoin, et celles du mois d’août 1944 au moment de la libération de Paris. En 1944, j’étais un tout petit garçon, entraîné par son frère aîné. Mes souvenirs lointains de la barricade Saint Merri en août 1944 ainsi que mes souvenirs plus nombreux des barricades du quartier Latin en mai 1968, agissent sur moi comme la madeleine de Proust pour me procurer un sentiment d’allégresse et de libération. J’ai voulu non seulement comprendre la signification de ces souvenirs personnels mais aussi relier cette réalité à quelque chose de politique, qui est la mémoire collective des barricades et qui remonte jusqu’au 16ème siècle en France : c’est ce que l’on a appelé les journées des barricades pendant les guerres de religion . Il y a cette idée de prise de possession violente de l’espace. En 1944, les allemands auraient pu arriver avec leurs blindés et détruire les barricades très facilement, mais on savait que l’armée allemande était à bout de souffle à Paris. L’utilité stratégique des barricades était limitée. Toutefois la résistance a su exploiter l’image des barricades et leur signification historique auprès de la population, ressuscitant leur souvenir et celui de Gavroche dans les Misérables. Il y a tout un imaginaire populaire qui a été transmis par la littérature et les manuels d’histoire. Je crois que les étudiants de 68 ont compris ce message symbolique des barricades – l’affirmation de leur liberté – un peu grandiloquent mais je me rends compte que dans mes souvenirs il n’y a aucun sentiment de peur . En août 1944, c’était le rejet de la peur, l’insouciance que je retrouve rétrospectivement jusque dans le manque de vigilence de mes parents. On sortait d’une longue période hvernale marquée par l’occupation allemande et le réveil soudain de la rue répandait l’espoir. Les mouvements de mai 68 prouvent que les barricades ont été le geste magique de rupture qui a retourné le temps. Elles ont arraché les esprits et les relations sociales à leur inertie et déclenché dans les assemblées à la Sorbonne, dans les rues et dans les familles une réflexion critique sur nos valeurs, nos manières de vivre.

JFB : Sur un long terme, quel rôle les barricades ont-elles joué à Paris ?

A.B. : L’histoire de Paris est très importante quand on étudie l’histoire de France. Beaucoup d’événements historiques importants se sont déroulés à Paris. Entre la fin du 17ème siècle et la Révolution française, il n’y avait toutefois pas de barricades à Paris parce que le pouvoir était à Versailles. On avait beau «faire du bruit» dans les rues, le roi n’entendait pas, alors que de Gaulle en 68, lui, l’entendait de l’Elysée. Les parisiens nourissent cette proximité avec le pouvoir. Ils portent les protestations de toute la France – c’est pour cette raison que l’histoire des barricades s’est répétée.

JFB : Vous avez évoqué le souvenir de «bonnes» et de «mauvaises» barricades . La mémoire collective est-elle sélective ?

A.B. : Les «bonnes barricades» sont dans la mémoire celles qui influent sur le pouvoir et qui génèrent des victoires – elles créent un mouvement social– comme en 1830 et en 1848. Sur les barricades, il y a la bourgeoisie bohème, les journalistes qui rejoignent les classes populaires mécontentes contre le pouvoir en place. Quand les barricades sont écrasées dans le sang, elles sortent de la mémoire par une opération de censure collective et tardent à y retrouver une place. La barricade est un lieu de mémoire comme la grève ou la manifestation, un lieu de mémoire particulier, utopique ou plutôt u-chronique (qui cherche à sortir du temps).

Éva Vámos

 

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