D’Ouest en Est : Itinéraire de voyage
Que pensent les jeunes français de l'Europe centrale au XXIe siècle autour de l'espace de Visegrád dont ils n'ont jamais entendu parler ? C’est une autre approche de la Slovaquie et de la Hongrie que celle d'un programme Erasmus que deux étudiants bordelais (Indara Thepharath et Thomas Mattelon arrivé de Guyane pour achever son cursus) du Professeur François Cadilhon offrent à la réflexion comme un complément aux analyses de l’historienne Éva Ring (1) de l’Université de Budapest ELTE.
« L’Europe centrale », c'est un terme bien générique qui donne le sentiment d’une unité, géographique, mais infiniment plus complexe. Pour nous Français, l’ensemble est souvent perçu comme une Europe de l’Est, et les clichés vont bon train. À l’occasion d’un stage pour enseigner le français, Indara est partie à Lučenec (ou Losonc ou Lizenz selon les attentes historiques des uns et des autres) ville frontalière du sud de la Slovaquie. Je l’ai retrouvée un mois plus tard. À l’image dépassée des grands humanistes de l’époque moderne, je voulais découvrir une partie du continent qui ne m'était connue que par les cours universitaires du Professeur Cadilhon. L’arrivée à Bratislava (ou Pozsony ou Pressbourg) se fit avec beaucoup d’appréhension. L’arrière-pays est encore étonnant pour un étudiant venu d'une Guyane lointaine et de Bordeaux, tout de même plus proche. Un drôle d’ambiance plane sur place, comme si l’état de somnolence qui régnait dans les wagons gagnait les paysages alentours. Seul le contraste des zones industrielles en friches, héritées de la période communiste, avec les espaces ruraux paraissait réveiller de temps à autres les voyageurs et les poussait à parler. Nous bénéficions d’un accueil sans pareil de Monsieur Novohradsky, ancien directeur de l’Alliance française de la ville, à l'image d'un passé, celui d'une culture des Lumières des XVIIIe et XIXe siècles. Grâce à lui nous découvrions la Slovaquie, libres d’aller où nous voulions, libres d’arpenter cette Europe sans frontières. Indara reçut aussi un très bon accueil de la part du corps professoral dans le lycée où elle enseigna durant un mois. Le français suscite un réel engouement pour la majorité des élèves qui le choisissent on ne sait pas trop pourquoi ! C’est pour eux une langue belle et romantique, mais cette image leur vient aussi de la volonté de la France soucieuse de maintenir les liens de la francophonie, sans toujours offrir tous les moyens nécessaires.
Nous eûmes alors l'audace de nous intéresser aux relations que pouvaient entretenir les lycéens slovaques avec l’Europe mais plus particulièrement avec la France et avec la Hongrie. Alors que le sommet européen de Bratislava du 16 septembre 2016 pense à l'avenir de l'Union, Lučenec semble être un endroit idéal pour parler de l’intégration européenne étant donné sa position géographique et sa forte communauté hongroise. L’échantillon interrogé se composait d’adolescents de 15 à 19 ans au sein d'un même lycée. Les résultats sont très intéressants. Ils illustrent plusieurs phénomènes. Le premier semble évident vu leur choix. À la question « Avez-vous une bonne opinion de la France ? » tous répondirent par l’affirmative. À cette même question mais portant cette fois sur la Hongrie, le constat est plus mitigé car seulement 50% ont une bonne opinion de la Hongrie. Ce résultat est d’autant plus significatif car quand on leur demande s’ils ont une bonne opinion de l’Allemagne, de l’Autriche ou bien de la Pologne les résultats varient entre 60 et 80% d’opinion positive. Lorsqu'on interroge les élèves à propos de l’Europe et de la place qu’elle donne aux pays, notamment le leur, seul 30% d’entre eux pensent que la Slovaquie joue un rôle important dans l’Union Européenne. Ils se justifient par la taille de leur État, qui est l’un des plus petits d’Europe, ou bien par un retard de développement réel, et aggravé pour certains à cause des lois qui restreignent l’activité industrielle et économique du pays. Sur l’identité européenne, les lycéens sont très partagés. Malgré les réponses précédentes, 45% d’entre eux pensent qu’il existe bel et bien une identité européenne, 20% soutiennent que non, et 35% ne savent pas trop quoi en penser.
Nous décidâmes de bouger dans les Tatras slovaques mais aussi vers l’Autriche et surtout en Hongrie, de Budapest à Szeged. Aidés de notre petite Skoda louée sur place nous avalâmes les routes hongroises pour filer vers Szeged. Le périple avait bien débuté au passage de la frontière et c’est en arpentant de nuit les rues de Szeged que nous nous sommes rendus compte de la beauté du patrimoine hongrois. Des influences diverses ont donné naissance à une architecture unique et pleine de vie. Au milieu des somptueux bâtiments, les étudiants faisaient la fête, sur les rives du Danube des estrades me rappelaient un lieu de Guyane où nous avons l’habitude d’aller dans nos virées nocturnes. Étudiant en histoire à l'Université Bordeaux-Montaigne, c’est avec plaisir que je voyais aussi s’incarner à Budapest devant moi les figures des Rákóczi et des Széchenyi. À Budapest, le contraste est saisissant avec la capitale slovaque, un week-end de juin l’affluence touristique ne fait pas défaut à la capitale hongroise. La magnificence des édifices laisse pantois. Tout droit sortis d’une œuvre romantique, les châteaux, les thermes, les églises ou simplement certaines ruelles dégagent pourtant encore une odeur inquiétante, comme pour rappeler les heures sombres de l’histoire nationale complexe. Par malchance où par mégarde nous sommes tombés dans une manifestation qui revendiquait l’annulation du traité de Trianon, chose qui m’avait un peu étonné au départ, malgré les avertissements de mon directeur de recherches. Certains des slogans ne manquaient pourtant pas de sel. À l’image du « Je suis plus vieux que votre pays ! » lancé face à l’ambassade slovaque. En réalité nous n’étions que partiellement dépaysés, puisque en revenant de la ville haute, après avoir visité la citadelle et le bastion des pécheurs nous retrouvions des hommes jouant à la pétanque sur les quais et qui étaient marseillais !
L’Europe vit des moments difficiles. Entre les menaces extérieures et les tensions intérieures les citoyens européens sont en manque d’espoir, ils ne croient plus en une idée généreuse et ambitieuse. C’est ce qui transparaît quotidiennement dans les médias, lorsque l’on parle en boucle du Brexit ou plus récemment encore des tensions entre le Luxembourg et la Hongrie. Mais que se passe-t-il lorsque nous allons à la source, au ressenti des citoyens eux-mêmes vis-à-vis de tout ce complexe européen ? Même s’il ne s’agit pas là d’une enquête de grande ampleur, c’est un sentiment général évident qui est mis en lumière. La jeunesse est angoissée. Beaucoup ne voient pas l’avenir chez eux mais dans un autre pays. Peut-être est-ce là une preuve que la crise de la conscience européenne, mise en avant à l'aube du XVIIIe siècle par les historiens, est tout aussi présente au début du XXIe siècle mais cette nouvelle jeunesse qui émerge dans cette ambiance angoissante, reste mobile, polyglotte et ambitieuse ; voit-elle pourtant encore son propre avenir à l’échelle du continent européen ?
Indara Thepharath , Thomas Mattelon
(1) : Rapport sur la situation des Hongrois en Slovaquie, Budapest, 1998
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