Dossier K. : le roman auto-biographique d’Imre Kertész?
Les livres du JFB
Il y a des livres comme celui-ci, Dossier K. d’Imre Kertész, qui vous paraissent tellement essentiels et truffés de pensées brillantes que vous en cornez toutes les pages pour y revenir plus tard !
Que vous ayez ou non déjà lu des ouvrages de Kertész, peu importe : il faut de toutes façons lire celui-ci, à nul autre pareil. Les amateurs de Kertész y trouveront une analyse intéressante de ses romans ; ceux qui ne le connaissent pas trouveront ici une bonne introduction à toute son œuvre, notamment à sa «trilogie» : Etre sans destin (1975), Le Refus (1988) et Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas (1990).
Autobiographie, leçon de vie, livre de réflexions sur le travail d’écrivain et sur l’histoire, dialogue romanesque et philosophique, bref, ce livre est court, mais dense.
Conçu à partir d’entretiens réalisés dans les années 2003-2004 entre Imre Kertész et son ami éditeur Zoltán Hafner, Dossier K. est de ce fait très vivant et reste abordable pour ceux que le caractère philosophique de l’écrivain hongrois pourrait rebuter.
Le titre en lui-même en dit long sur Kertész : ce dossier K. c’est tout simplement le dossier rempli par les nazis sur le matricule n° 64 921, déporté à Auschwitz à l’âge de 14 ans, Imre Kertész lui-même. En choisissant d’intituler ainsi son roman autobiographique, l’auteur nous montre par là que la période de l’Holocauste a façonné toute sa vie, l’a marqué à jamais tel un stigmate sur la peau.
Vraie ou fausse autobiographie? Difficile de le savoir car pour lui, sa vie est la matière première de ses romans, mais il en fait un pur produit de fiction et évite ainsi de parler de lui !
C’est aussi une manière de prendre du recul par rapport à ce qui lui est arrivé : « (…) du moment que j’avais opté pour l’écriture, je pouvais considérer mes soucis comme un matériau de mon art. Et même si ce matériau paraît lugubre, la forme le rachète et le transforme en joie. ». (…) « En tant qu’écrivain, je travaille tout le temps sur mon identité, mais je la perds dès que je la trouve, parce que je l’attribue à l’un de mes personnages et je dois reprendre le processus de zéro. » (…) « Les obsessions qui tourmentent la majorité des gens deviennent chez moi des sujets de roman et, tandis qu’ils prennent forme, je m’en libère. » Cette façon à lui de se libérer lui procure une plénitude intérieure, d’où la gaieté qui émane de lui malgré tout : « Moi, dans l’ensemble, je suis du côté de la gaieté. Ce n’est pas ma faute si je n’évoque pas ce sentiment chez les autres. »
En effet, au-delà de l’analyse de ses œuvres ou du récit autobiographique, Kertész nous offre aussi une formidable leçon de courage et de vie : malgré son expérience insoutenable de l’Holocauste, Kertész a toujours gardé sa « confiance accordée au monde » sans laquelle il est, selon lui, impossible de vivre.
Dossier K. s’apparente également à un livre de réflexion sur son travail d’écrivain : « Il est bon qu’un roman possède des mots qui continuent à vivre dans le lecteur comme des secrets ardents. » Une manière de dire que même si Dossier K. apporte un éclairage sur ses romans, il demeure essentiel que ses livres gardent une part de mystère et d’inexpliqué.
Enfin et surtout, ce livre est jalonné de réflexions déterminantes sur Auschwitz et nous invite à réfléchir à ce « fait historique » en tant que problème vital de la conscience européenne. A cet égard, son analyse comparée de l’après Auschwitz en Europe de l’Ouest et en Europe de l’Est est très instructive. A l’Ouest, les intellectuels ont pu témoigner, écrire, transmettre, tandis qu’à l’Est, la réalité de l’Holocauste a été niée par le système communiste. D’où la difficulté de vivre « avec ça ».
L’auteur aborde le thème fondamental de la culpabilité du survivant, qu’il considère comme l’erreur, le grain de sable car « toute la machinerie nazie est conçue pour fabriquer un phénomène de masse : la mort en masse » (interview au Point du 3 janvier 2008). Pour lui, survivre s’apparente à un véritable fardeau car comment survivre après la déportation et ne pas se sentir étranger au monde ? «Tu vois, seuls les morts n’ont pas été éclaboussés par l’infamie de l’Holocauste. Il est pénible de porter le sceau d’une survie pour laquelle on n’a pas d’explication. Tu es restée là pour diffuser le mythe d’Auschwitz – tu es là comme une bête curieuse. »
Clémence BRIERE
Dossier K., Imre KERTESZ, Editions Actes Sud, janvier 2008, 200 pages.