Deux comédiens

Deux comédiens

La chronique de Dénes Baracs

Ils sont morts tant de fois à la fin du spectacle pour revenir quelques minutes plus tard et s’incliner devant le public en délire ou bien réapparaître dans le prochain film, que nous les avons considérés immortels. Maintenant qu’ils sont morts pour de bon, nous savons qu’ils resteront toujours vivants avec nous.

Je pense en général aux comédiens (et comédiennes), ce qui est tout à fait naturel en français, parce que dans la langue de Molière c’est une expression solennelle qui peut être utilisée par le président de la République en personne à l’occasion de la disparition d’un acteur de la taille et de l’importance de Jean-Claude Brialy, et personne ne se fâche, au contraire.

Le mot comédien - “komédiás” - existe en hongrois aussi, mais dans un sens un peu différent. On l’utilise quand on veut exprimer une certaine commisération avec le pauvre acteur qui doit jouer la comédie, une chose bien sûr drôle mais aussi pénible, une chose qui nous fait rire mais malheureusement nous fait aussi pleurer et donc nous met dans une situation embarrassante. En français, si je comprends bien, ce petit goût amer disparaît. Si les acteurs (actrices) parlent de leur métier, ils se définissent avant tout comme des comédien(ne)s, et ce avec dignité.

En l’espace d’une courte semaine nous avons perdu deux grands comédiens, l’un était français, Jean-Claude Brialy, l’autre hongrois, Iván Darvas. Ils avaient à peu près le même âge (Brialy 74 ans et Darvas 82), et ont vécu dans le même âge dramatique. Et si leur enfance ou jeunesse fut marquée par la guerre, la plupart de leurs activités artistiques se situent dans la deuxième moitié du 20ème siècle. Ils étaient à la fois stars de cinéma et acteurs de théâtre, et tous deux ont incarné l’élégance et la joie de vivre, tous deux étaient les chouchous du grand public et tous deux sont morts des suites d’une longue maladie contre laquelle ils ont lutté avec acharnement, mais discrètement.

On trouve bien sûr de très grandes différences aussi: tous les cinéphiles hongrois connaissent Jean-Claude, Le Beau Serge (qu’il incarna en 1958), mais peu de Français ont vu Iván Darvas, le Liliomfi à l’écran (en 1954) - mais je suis sûr que ceux qui connaissent ces films ne les oublieront pas. D’ailleurs, la télévision hongroise a rediffusé Liliomfi le 6 juin pour rendre hommage à l’acteur: c’est ainsi que sa disparition signifie aussi… réapparition.

Une autre différence, c’est la place du cinéma dans les deux sociétés : art, divertissement, miroir de la réalité certes, mais chez nous un peu plus, surtout dans les années du “socialisme réel”: une fenêtre vers la liberté. Les artistes hongrois ont profité pleinement de l’espace que leur ont ouvert les responsables culturels de l’époque, un espace beaucoup plus large que l’espace politique, parce que dans les yeux du pouvoir elle remplissait aussi la fonction de soupape de sécurité. Une certaine complicité se développa entre les cinéastes et les spectateurs, entre le monde du théâtre et entre le public, une langue symbolique, pleine d’allusions, qui se mua parfois en qualité esthétique (si cher aux cinéphiles).

Le cinéma étranger représenta une fenêtre autrement intéréssante: au-delà du scénario, le spectateur hongrois qui pendant des décennies n’avait que très peu ou aucune possibilité de voyager en Occident, a savouré l’air de la liberté, de la rébellion, de la richesse, de l’art de vivre - et même du désespoir de certains films (un sentiment banni d’office chez nous, parce que nous étions toujours en marche vers un avenir radieux, tandis qu’on nous expliquait que les capitalistes couraient vers leur perte: regardez leurs films!). Résultat : toute une génération hongroise a grandi d’abord avec les films de la nouvelle vague, dont Jean-Claude Brialy était l’un des acteurs phare, et le public hongrois a également suivi avec intérêt ses films ultérieurs. Acteur mais aussi metteur en scène, il était une figure importante de la vie mondaine parisienne et directeur de théâtre (Les Bouffes Parisiens), c'était un artiste complet - dommage que ses Mémoires ne soient pas encore traduites en hongrois.

Iván Darvas lui aussi a publié ses Mémoires, mais il a eu une vie autrement remplie. Également grand séducteur -mais de femmes - il devait tenir quelques rôles qui ont échappé au beau Serge, né dans un monde plus clément. Peu après l’idillique Liliomfi, en 1956 un autre rôle lui incomba : il devint un vrai révolutionnaire, en libérant son propre frère emprisonné sous la dictature, un rôle pour lequel il a dû passer un peu plus tard deux années derrière les barreaux. Et même s’il fut l’un des acteurs emblématiques hongrois, il fut mis au ban du théâtre public pendant cinq ans encore. C’est peut-être la raison pour laquelle il a accepté la candidature que lui a confié le jeune parti libéral (SZDSZ) lors du changement de régime et devint député parlementaire pour cinq ans.

Si nous garderons le souvenir de Jean-Claude Brialy pour ses rôles dans Les cousins de Claude Chabrol, Les quatre cents coups de François Truffaut, Le genou de Claire d’Eric Rohmer, Mortelle randonnée de Claude Miller ou encore La Reine Margot de Patrice Chéreau, nous, Hongrois, nous rappellerons, en évoquant Iván Darvas, la figure du condamné qui, après des années de captivité dans les prisons staliniennes, respire, incrédule, l’air de la liberté. Le film de Károly Makk est aussi une très belle histoire d’amour, basée sur deux nouvelles de l’écrivain Tibor Déry, lui-même emprisonné pendant des années. Pour ce film, le metteur en scène Károly Makk (c’était encore lui qui dirigea Darvas en Liliomfi) a obtenu le prix spécial du jury de Cannes en 1971. C’était tellement facile, chez nous, de faire du cinéma-vérité...

Pour l’anecdote : Michèle Morgan, à Cannes, fut très touchée par ce film, par la prestation des comédiens, mais elle confa qu’il lui était impossible de comprendre pourquoi le prisonnier incarné par Darvas devait passer des années sous les verrous alors qu'il était visiblement incapable de commettre un crime grave. Elle avait raison - et même si nous savions pourquoi, nous n’avons pas compris non plus.

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