De fil en aiguille
Dix heures et quart. Le claquement des grandes fenêtres du salon suffisent à me tirer de mon coma embrouillé. La lumière perce de partout. Malmené par la canicule, mon front brille comme une rivière de diamants. Mais comme dans La Parure de Maupassant, leur éclat n’est qu’illusion. Apparemment, les Hongrois se lèvent de bonne heure...Ils doivent se tenir loin de la Dreher !
Peu importe mon allure, je dégringole les marches du bloc jusqu’à me retrouver dans la rue, assurément plus fraîche que le pigeonnier qui me sert de refuge. Invariablement, la beauté de Budapest me saute aux yeux. Comme fossilisées suite aux occupations ottomane, allemande et russe, les façades bordant les allées racontent à la fois une histoire de hauts sommets, de grande gloire, mais aussi celle d’un pays qui a vécu sa part de moments sombres. Dans les rues de Budapest, ce n’est pas la peine d’ignorer son poète intrinsèque. Inspiré, je commence à marcher.
Un peu plus loin, je décide de franchir l’entrée du Kalóz Records (Enregistrements Pirate), petit disquaire local à l’allure sympathique. Au comptoir qui classe les disques se trouve Peter. Je tente de m’informer auprès de lui à propos de sa boutique, mais comme pour plusieurs Hongrois qui rencontrent un étranger, il semble tout d’abord méfiant. Peu importe. J’aperçois un peu plus loin la trame sonore du film La dernière tentation du Christ de Peter Gabriel. Surpris, je m’en empare instinctivement et ausculte l’objet. C’est une riche collection, je dois l’admettre ; et lorsque j’en fais le compliment à Peter, un sourire apparaît sur son visage. Bingo.
Mon confrère mélomane vient alors me rejoindre et me propose, hors de nulle part, une glace. Ahuri par son offre, je lui demande de répéter. Une glace ? Il acquiesce. Loin de moi l’idée d’associer la chasse aux vinyles à la dégustation de crème glacée, mais à la chaleur ambiante, et avec la curiosité que me provoque cette proposition sans précédent, je décide de le suivre vers un congélateur au fond de la pièce. La chanson « Love Injection » du groupe funk Trussel joue dans la boutique. C’est approprié. Glace et vinyles : un classique hongrois ? Ça m’étonnerait.
En croquant dans un pogácsa, Peter m’explique que la boutique, vieille que d’un an, se spécialise en vinyles de l’Europe de l’Est, et tout particulièrement en funk, jazz et folk hongrois. Apparemment, la collection provient d’une recherche intensive du propriétaire, Istvan, qui arpente la Hongrie rurale à la recherche de petits trésors. Fait intéressant, me confie-t-il, la boutique a hérité des vinyles de l’Ambassade de Cuba à Budapest dernièrement, ce qui lui donne une richesse assez singulière pour la région. Jamais je n’aurais cru trouver du Ibrahim Ferrer en Hongrie. Les caisses de son suspendues jouent à présent la chanson « Street Corner » du duo soul Ashford & Simpson. Pour un homme qui semblait réservé au tout début, Peter est vraiment à son aise à présent.
Passionné, le Budapestois commence à éplucher sa collection hongroise à la recherche du joyau dont il se départira, à mon grand bonheur. Dans la section jazz, il me présente en premier un album aux allures flamboyantes nommé Alligátor, d’Ádám Török, qui me dit-il est un flutiste aux habiletés prodigieuses. Par la suite, Peter s’aventure dans la section plus contemporaine et me présente vinyle de hip-hop hongrois : Kotorszky, de Bobafett. À en juger par la couverture, c’est certainement du rap abstrait, un quelque peu industriel. Mon homologue confirme. L’exercice se poursuit pendant une quinzaine de minutes jusqu’à ce qu’on tombe finalement sur la perle.
L’album date de 1970 et s’appelle Ha Fiú Lehetnék (si je pouvais être un homme). Drôle de coïncidence pensais-je alors que la parade du Budapest Pride battait son plein à quelques rues de là. « Ça sonne comme du Beyoncé ? », demandais-je à Peter en référence au célèbre titre « If I were a boy » de la chanteuse américaine. En ricanant, Peter me répondit « tu verras bien ». Ne m’ayant pas déçu jusqu’ici, je décidai de placer ma confiance aveugle entre les mains du maitre de cérémonie, et de repartir avec le vinyle de l’auteure-compositrice-interprète Zalatnay Sarolta. Dehors, un couple déguste un café sur une petite terrasse improvisée. Il fait bon vivre à Budapest. Dans quelques semaines, quand je serai de nouveau réuni avec ma table tournante, je pourrai me remémorer des journées comme celles-ci. Et si l’inspiration vient à manquer, je n’aurai qu’à m’acheter une glace.
Xavier Bourassa
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