Cueillette, pêche et tradition
Budapest Parcours
Par Emmanuelle Sacchet et l’oeil regarde
Heureux qui comme l’homme aux semelles de vent se lève très tôt le matin sans savoir quel sera son chemin du jour. Jamais à l’abri des hasards qui n’en sont pas, certaines lumières nocturnes ont attiré notre duo habituel. C’est ainsi que nous avons poussé les portes des gros bulbes oranges du marché aux fleurs de Budaörs (on repart toujours de là où l’on était resté). Certes, un nouvel article de descriptions anodines de situations qui le sont d’autant plus, mais où trouver ce que l’on invente si ce n’est dans le monde tel qu’il est ? Le quotidien, quintessence de la civilisation, inspire. Celui des autres d’autant plus. Un fleuriste, un pêcheur, pourquoi pas ?…
A vrai dire, le coup de feu (et de frais) d’un marché aux fleurs est à 3 heures du matin. Déjà à 6 heures, ces héros fatigués à la gestuelle ralentie arborent des visages fermés ou satisfaits. Les fleurs sans preneurs s’en retournent à leur chambre (froide ?) jusqu’à la nuit suivante. Vingt-deux ans que cela dure. On chasse au jet d’eau les pétales fanés, les feuilles détroussées et autres rebuts. Ici, pas de papier de soie, ces demoiselles en bouton, en cloque ou en clochette arrivent ajustées dans de hauts cartons aux provenances qui laissent rêveurs. Ce ne sont pas ces grands oiseaux du paradis qui démentiront. Cela dit, comme chacun sait, la Hollande semble être la valeur sûre. Le gerbera lui, qui s’est vu tant vulgarisé, arrive fièrement des serres de Szeged où six mois lui auront fait voir le jour et ses incroyables couleurs imposées. Eh bien oui, le rouge d’Antoine/Jean-Pierre Léaud n’existe pas que dans le cinéma de Godard.
Notre cueillette sur place s’élèvera à 2 petits bonsaïs et 3 immenses orchidées pour la somme lunaire de 10 000 huf, c’est dire s’il faut s’y rendre. Les étagères métalliques rangées, les vendeurs se posent dans leurs petites pièces privées contre un café chaud et des bocaux de «savanyúság». Cette décontraction vaut bien son pesant de fleurs artificielles. Pour notre curiosité, ces professionnels de la feuille et du pétale nous conseillent un autre marché, prenant le relais à celui-ci dès 10h, à Szigetszentmiklós. En route…
Et comme un bonheur n’arrive jamais seul, une bretelle de l’autoroute M0 devant nous y mener nous jettera sur les berges d’une grande île. Par pure curiosité effectivement. Nous sommes dans le XXIIe arrondissement de Buda. Un relais de pêche fera office de notre café de 8h. L’on ne dira jamais assez que le temps passé dans les cafés n’est jamais perdu. Un homme est déjà là à préparer la cantine du midi : une énorme gamelle émaillée où mijote tranquillement sur le poêle un «székelykáposzta» (ragoût de choux à la crème aigre). Un pêcheur s’active dans tout son matériel. Sa réponse aussi courte que positive nous transportera dans sa barque, au beau milieu d’un Danube polaire, au bout du monde plus précisément. Après un ancrage dans une position très précise, deux cannes sont lancées, et Dieu sait pour combien de temps ! Qu’importe, partager ce bout d’habitude avec ce presque vieux loup de mer est bien suffisant. Il ne s’étonnera pas de notre présence incongrue dans ces lieux ni ne posera jamais une seule question. Il parlera d’abord avec les gestes. D’un coup de canif décidé, il coupera en trois son tapis de sol pour nous isoler les fesses et ouvrira sa boîte de maïs qui serviront d’appât. Un coup de spray à la fraise devait achever d’attirer la friture : Dégage une odeur très puissante qui intéresse les poissons dixit le flacon made in France. Le regard bleu dur de notre nouvel ami ne bougera plus de ses bouchons, à l’affût de la moindre bulle. Puis, une longue attente commence, à la limite d’une douce torpeur. Après un long silence, on parle tout bas, comme si les poissons avaient des oreilles. Il nous expliquera tout et, magie de ce genre de circonstances, tout nous intéressera ! Les espèces seront passées en revue (seules la carpe et l’anguille passeront le cap de mon dictionnaire), la réserve naturelle de l’île Háros interdite d’accès (beaucoup d’animaux migrateurs y font escale), ses permis de pêche épluchés et commentés (tout est parfaitement réglementé), les riverains passés au crible de sa sagesse (c’est qu’ils ne sont même pas pêcheurs les bougres !), les fêtes de pêcheurs du dimanche évoquées (on est cordialement invités en mai aux dimanches des beaux jours), etc.…
Si on ne verra pas la queue d’un poisson, lui verra leurs circonvolutions. Il y prend un même plaisir. Avec 400 kg de butin l’an passé, il n’est pas rare qu’il remette sa pêche au Danube ; à l’instar de sa plus belle prise, une carpe de 10 kilos 1/2 (photo de lui avec son trophée à l’appui). Une certaine philosophie le poussera même jusqu’à la question métaphysique suivante : Jusqu’où vont les poissons ? Ce qui le plonge dans un nouveau silence qui soulignera les sons ambiants. Le pont de l’autoroute qui s’encombre, le passage des éboueurs, un vol de cormorans, la scierie de bois exotiques, la sirène presque américaine d’un train qui passe, le centre commercial Campona qui s’active derrière, le cliquetis sporadique de l’appareil photo… Puis la sonnerie du téléphone de Kálmán qui le rappellera à ses premières fonctions de serrurier. Lentement, il quittera son point d’ancrage pour rejoindre le continent ; les chats attendant en vain sous un ciel bien gris. Notre homme gardera sa pelure de pêcheur quasi quotidienne pour rejoindre le XIe après une belle poignée de mains.
En quittant le relais de pêche peu après, si chaleureux à nos museaux gelés, on se demandera chacun de notre côté pourquoi nous n’avons pas dévoré une assiette de choux braisé, tradition s’il en est. Cueillette et pêche nourriront notre bonheur pendant un long moment à l’évidence…
Virágpiac, Budaörsi út., Tous les jours sauf dimanche 03h-08h / Mercredi 13h-19h (tickets à l’entrée)
Relais de pêche : Baross Gábor Horgászegyesület
Dévér park Buda XXII
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