Combattre la pauvreté
Auteur de nombreuses études sur la situation des démunis, Zsuzsa Ferge est sociologue, spécialiste des inégalités et de la pauvreté. Elle travailla d’abord au Bureau national des statistiques et à l’Institut de recherche en sociologie de l’Académie hongroise des sciences, Académie dont elle est devenue membre en 2002. Elle est également professeur à l’Université ELTE et donne des cours dans certaines facultés à l’étranger. Depuis 2005, elle participe au programme visant à éliminer la pauvreté des enfants. Pour le JFB, Zsuzsa Ferge revient sur ce sujet et d’autres aspects de la pauvreté en Hongrie.
JFB: Le Bureau national des statistiques (KSH) a récemment publié des données sur la pauvreté dans le pays. D’après ses calculs, environ 3 millions de personnes se situeraient en-dessous du minimum vital et 1,2 millions de personnes sous le seuil de pauvreté. Quels groupes de la société sont les plus touchés par cette pauvreté?
Zsuzsa Ferge: En ce qui concerne le minimum vital, il existe des calculs depuis les années 1970, nous pouvons donc constater que le nombre de personne n’ayant pas accès à ce minimum a augmenté pour passer de 2 millions à environ 3 millions aujourd’hui. En même temps, il faut souligner qu’il s’agit d’un minimum vital, qui prend en compte les principales exigences des habitants et avec lequel il est possible de mener une vie décente. En revanche, ceux qui se situent en-dessous du seuil de pauvreté, vivent dans une pauvreté extrême. C’est d’ailleurs pour la première fois que le KSH publie ce genre d’estimation. Il y a toujours des incertitudes concernant ces données mais il est sûr qu’au moins un million de personnes est aujourd’hui concerné par la pauvreté.
Il existent plusieurs facteurs qui augmentent le risque de tomber dans la pauvreté. Le principal facteur est le chômage. En Hongrie, 20% des enfants vivent dans des familles où personne ne travaille. C’est-à-dire que, tandis qu’en moyenne 12% de la population est concerné par la pauvreté, cette proportion s’élève à 20% chez les enfants. Ce chiffre est parmi les pires en Europe. Même les retraités, dont on pense souvent qu’ils font partie des groupes les plus touchés, sont moins concernés que les enfants. Le deuxième facteur est l’appartenance à la minorité tzigane. Environ deux tiers de cette minorité est concerné par la pauvreté. Toutefois, la proportion que les Tziganes constituent au sein des pauvres est moindre que ce que les habitants du pays pensent. La population a tendance à confondre le problème de la pauvreté avec celui des Tziganes et pense que tous les pauvres sont issus de cette minorité. Cela n’est pas vrai, les Tziganes constituent un peu moins de 50% des pauvres du pays. Leur situation est évidemment d’autant plus difficile qu’ils sont à la fois victimes de discrimination, ce qui les plonge souvent dans le désespoir.
Il existe d’autres facteurs comme le manque d’éducation ou le fait d’habiter dans les villages. L’un des phénomènes les plus tristes des vingt dernières années, c’est la ghettoïsation des villages. Les Tziganes se retrouvent dans ces communes, où il n’y a pas de travail, pas d’école, pas de service, ni de transport. Ce genre de ségrégation s’est accrue dans le Nord-Est du pays et aux alentours de Pécs. Un très bon film vient de sortir sur la vie de ces habitants: Le Gouffre (Örvény), qu’il est possible de regarder avec des sous-titres en anglais.
JFB: Selon certains intellectuels, la communauté tzigane a été la plus grande perdante du changement de régime. Partagez-vous cette opinion?
Zs. F.: Tous ceux qui n’avaient pas fait d’études et qui travaillaient en tant que manœuvres ont été parmi les perdants du changement de régime. Le cercle est donc plus étendu, mais je suis d’accord: ce sont les Tziganes qui sont les plus grands perdants. Leur situation n’a jamais été facile, mais elle s’est plus ou moins normalisée avant 1990. A la fin des années 1980, la plupart des enfants tziganes terminaient l’école primaire, environ 70% des hommes avait un travail et les campements des Tziganes avaient en grande partie disparus, même s’ils avaient été remplacés par des immeubles de mauvaise qualité. A cette époque-là, cette minorité percevait la possibilité d’un certain avenir. Entre 1990 et 1995, lorsque les usines ont été fermées, les Tziganes furent les premiers à être licenciés. Ils sont donc les plus grandes victimes d’une privatisation et d’une modernisation très mal menées.
JFB: L’écart entre les niveaux de développement des différentes régions en Hongrie ne cesse de se creuser et la vie des habitants du Nord-Est du pays continue de se détériorer. Comment est-il possible de réduire ces inégalités?
Zs. F.: Les différences sont de plus en plus importantes, et cela malgré les fonds européens qui sont disponibles pour diminuer le sous-développement des régions défavorisées. Pour que le Nord-Est soit de nouveau une région prospère, ces subventions ne sont pas suffisantes. Il faut y concentrer énormément d’argent et de service et créer beaucoup d’emplois. Les gens dans cette région sont si désespérés qu’ils ont tout abandonné. Pour eux, il n’y a pas de “demain”, ils vivent toujours dans le “maintenant”.
JFB: L’Union européenne (UE) consacre cette année 2010 à la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, mais il n’y a pas vraiment de moyens financiers derrière ce programme. S’agirait-il simplement d’attirer l’attention de l’opinion publique sur ces problèmes?
Zs. F.: Ce programme est plutôt symbolique et vise à sensibiliser les gens à ces problèmes. En revanche, la lutte contre la pauvreté fait partie des objectifs de la nouvelle stratégie décennale “Europe 2020” que les chefs d’États ont récemment approuvée. Les 27 devront donc prendre des initiatives pour combattre la pauvreté dans les pays européens.
JFB: Et quel est en général le rôle que l’UE doit jouer dans la lutte contre la pauvreté? N’est-ce pas plutôt la tâche des gouvernements nationaux?
Zs. F.: L’UE n’a pas de compétence dans ce domaine mais il existe un mécanisme, la Méthode ouverte de coordination, grâce à laquelle les institutions de l’Union donnent leur point de vue sur les programmes sociaux des États membres. Cela permet tout de même que certaines idées européennes circulent. Il existent également des moyens financiers, par exemple le Fonds social européen, qui subventionnent les projets nationaux. L’UE a plus ou moins compris que cette fameuse “Europe à deux vitesses”, où la partie Est de l’Union continue à traîner derrière les pays de l’Ouest, n’est pas une solution viable et qu’elle ne nous amènera jamais à une Europe véritablement unie.
JFB: En Hongrie, on croit avoir déjà tout vu au niveau des programmes sociaux, de l’augmentation des allocations jusqu’à la carte sociale. Comment se fait-il qu’en même temps la pauvreté n’ait pas reculé depuis le changement de régime?
Zs. F.: La pauvreté n’a pas diminué parce que cela n’a jamais été un objectif en soi. Il ne s’est jamais concrétisé ni dans la politique de l’emploi, ni dans l’introduction d’un minimum social, qui aurait empêché le déclassement des familles démunies. D’une certaine façon, la situation s’est détériorée d’année en année depuis le changement de régime, mais les gouvernements ne se sont jamais fixés l’objectif d’arrêter cette tendance. Il existait des programmes visant à mieux intégrer les Tziganes dans la société mais aucun projet contre la pauvreté en général. En 2005, le Premier Ministre a déclaré l’objectif de diminuer au moins la pauvreté des enfants, mais comme il y avait très peu d’argent derrière ce programme, il a été tout aussi infructueux que les initiatives en faveur des Tziganes.
L’élite politique en Hongrie n’a pas prêté suffisamment d’attention à ce problème. La droite était occupée par sa rhétorique “nous sommes les vrais Hongrois et la gauche trahit le pays”, tandis que la gauche vivait une fascination pour la “troisième voie” de Tony Blair (vision moderne de gauche). Or ce courant politique voit la pauvreté comme le problème des pauvres et non pas celui de toute la société. L’indifférence de la classe politique a contribué à ce que les pauvres soient stigmatisés au sein de la population. La plupart des habitants pensent aujourd’hui qu’il ne faut pas aider les pauvres parce qu’ils sont paresseux et ne veulent pas travailler et qu’il ne faut pas non plus leur prêter assistance parce qu’ils gaspillent l’argent ou le dépensent pour l’usure.
JFB: Du point de vue de la stigmatisation des pauvres, le renforcement du parti Jobbik constitue-t-il une menace? L’idée de ne verser les allocations qu’à ceux qui acceptent de travailler en contrepartie figurait dans leur programme.
Zs. F.: Ce parti fait un jeu très malin parce que même si l’on connait bien les idées qu’ils partagent, ils organisent de temps en temps des actions en faveur des démunis. Lors de la campagne précédant les élections législatives, ils ont par exemple distribué du pain aux sans-abris et quelques activistes du parti ont récemment tenté d’empêcher un délogement à Budapest. Je pense qu’il ne faut pas oublier que ce parti est très proche de la Magyar Gárda, qui sème la peur parmi les Tziganes. C’est très dangereux et je pense effectivement qu’ils constituent une menace.
JFB: Quelles mesures proposeriez-vous en vue de l’élimination de la pauvreté?
Zs. F.: Dans le cadre de la Stratégie nationale Un meilleur avenir pour les enfants, nous avons récemment rendu notre rapport sur l’année 2009, dans lequel nous expliquons les conséquences de la crise économique et de la politique d’austérité du gouvernement qui l’a suivie. Dans ce rapport, nous proposons également une série de mesure, qui ne sont certes pas facile à réaliser, mais pas impossibles non plus. La première mesure que nous suggérons est la réorganisation de l’emploi dans les régions problématiques. Il faut repenser tout le système car les travaux qui ont été lancés ces dernières années n’ont pas de sens. De plus, ils sont temporaires et ne garantissent pas aux chômeurs que leur situation s’améliorera à long terme. La deuxième serait d’introduire un minimum social qui couvrirait les exigences d’une famille moyenne. Il est assez hypocrite d’affirmer que 80.000 HUF suffisent aujourd’hui à une famille de cinq membres. Ce minimum devrait être autour de 200.000 HUF. La troisième étape serait de réorganiser les services, d’augmenter leur qualité et de les concentrer sur les régions en difficulté. Aujourd’hui, ce sont paradoxalement les régions les plus défavorisées où l’on trouve le moins de services.
Anna Bajusz
Une partie des études de Zsuzsa Ferge est disponible en anglais sur le site www.fergezsuzsa.hu