Budapest 2046
Il est des choses que l’on n’explique pas au touriste. Allez savoir pourquoi, par exemple, il existe un métro 5 à Budapest, et qu’il n’existe pas de métro 4. Allez donc expliquer que la construction de la fameuse ligne 4 a à tel point sombré dans l’impopularité, qu’il a mieux valu l’appeler directement ligne 5, histoire que les habitants de la capitale gardent l’envie de s’en servir.
Alors nous nous promenons avec un vieil ami, cela fait bien 40 ans que je le considère comme un ami proche. Nous voici donc place Deák et nous nous dirigeons vers le fleuve. Nous décidons de prendre le tout nouveau tunnel qui passe sous le Danube, afin d’éviter le rond-point de la place Kossuth, devant le Parlement. Après les émeutes répétées devant l’Assemblée, la mairie a décidé de transformer la place en carrefour, soi-disant pour alléger la circulation du centre-ville. C’est plutot réussi, en effet, comme l’aime à répéter ironiquement mon ami B., il n’y a plus moyen depuis d’être piéton dans le quartier.
Le nouveau tunnel souterrain est également le fruit de mesquines querelles politiques. Mon vieux B. se lance tout de suite dans le sujet. «Tu vois, mon cher Pál, voilà ce qui arrive à chaque fois dans cette ville. On a voulu construire un pont, sans être toutefois capable de lui trouver un nom digne et un emplacement, alors ça a occupé la presse pendant des mois et donc on a décidé finalement de creuser un tunnel pour remplacer le pont. Ce tunnel est la parfaite imitation de l’autre, celui qui traverse la colline du Château. Regarde. A l’époque, ils se sont chamaillés pour décider de l’endroit où devait être dressé le premier pont de Budapest. Ils ont finalement décidé de le construire pile devant la colline et ont préféré creuser un tunnel en face plutôt que de dresser le pont ailleurs. Vois-tu, ce nouveau tunnel n’indique pas autre chose, c’est un peu pareil. Bien-sûr, on pourra toujours ergoter sur le fait que le vieux tunnel a bien servi de refuge durant la guerre, et que le génie magyar aura toujours trouvé des solutions malgré lui pour saupoudrer l’Histoire du pays. Mais les noms propres ont une histoire, et tu prends par exemple le vieux tunnel du Château, son nom a pris un autre sens, pas très flatteur, l’année dernière, à la suite des barricades du centenaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale.»
B. aborde alors la politique. Nous avons encore un petit bout de chemin à faire dans ce nouveau tunnel sombre, et qui, à vrai dire, ne ressemble pas à grand-chose, afin de rejoindre, dans le fracas des voitures, la rive occidentale de la capitale. B., comme il aime à le répeter, «n’est pas né de la derniere pluie», et parle longuement de politique hongroise et étrangère, sans véritablement se rendre compte que, d’une part, cela ne me fascine pas particulièrement et que, d’autre part, ses références ont, c’est le moins que l’on puisse dire, vécu et vielli. B. est resté comme qui dirait ancré dans une période politique qui fait désormais date. Il est compréhensible que mon vieil ami se laisse aller à ses souvenirs qui remontent à la période où il travaillait en qualité d’analyste politique pour une boîte de marketing dont nous avons aujourd’hui tout oublié, y compris son nom.
Il explique la chose. «Vois-tu, il faut toujours se soucier de la politique étrangère, il nous faut inlassablement prendre compte de ce que l’on pense de nous à l’étranger. Mais aujourd’hui, tu comprends, les choses se sont peut-être inversées. Etant donné que les pays occidentaux ont refermé leurs frontières et que le couple roumano-hongrois représente désormais la seule et unique zone de libre échange sur le vieux continent, je pense, vois-tu, que ce serait plutôt aux autres de se soucier de ce que l’on pense, nous, ici.»
Je ne veux pas le contrarier, je réplique à demi-mot pour accompagner ses arguments, mais il faut dire que l’amitié roumano-hongroise est une vieille affaire qui ne fait plus sensation, et que l’exemplarité de ces deux pays n’éveille plus beaucoup d’admiration chez les Occidentaux qui ont mis fin il y a vingt ans déjà au projet de la grande Europe, et que mis à part les Néerlandais qui s’obstinent à construire le continent avec leurs digues, c’est-à-dire au sens propre du terme, nous pouvons affirmer aujourd’hui que le couple Bucarest-Budapest se trouve un peu en retard sur les événements. Comme d’habitude, nous avons eu un cran de retard sur les processus de l’Histoire, et la bonne entente entre Roumains et Hongrois est parvenue à son stade de maturité lorsque cela n’intérressait plus personne en Europe.
«Quinze ans de sarkozysme, tu te rends compte ? Et non seulement le bonhomme a réussi à évincer son opposition en invitant un ministre de gauche sans lui accorder la moindre marge de manoeuvre, on peut le dire, n’est-ce pas ? Mais en plus, il aura réussi à intégrer tout un courant conservateur-libéral en Europe avant que les Allemands ne décident de claquer la porte de l’Union.»
Toujours le même scénario, mais je ne me souviens plus très bien du nom des protagonistes de cette affaire.
«Car que s’est-il passé ici ? Écoute.» Hum. «Tu es bien d’accord que les libéraux n’avaient rien à faire à gauche ici en Hongrie ? C’est bien simple : le grand parti de droite nationalisant et antilibéral s’est démantelé, tu te rappelles, le chef en était tellement fort qu’il s’est finalement retrouvé tout seul à la tête d’un parti vidé de ses membres ? Ensuite, le petit parti de centre-droit est devenu carrément centriste, entre gauche et droite. Tu me suis ? Conséquence ? Un immense terrain politique devient vacant à droite. Et c’est à ce moment que le Président français prend contact avec les libéraux hongrois. En construisant leurs rapports, c’est ainsi que le SzDSz, union des démocrates libres, parti important du changement de régime de 1989-1990, occupe alors le terrain de la droite modérée, prend des allures de conservatisme au sens purement «culturel» afin de garder son électorat libre et tolérant qui jusqu’à ce moment se disait de gauche, et voilà un parti d’entrepreneurs, d’hommes d’affaires et d’industriels qui repousse l’ancienne droite vers son extrême et devient la véritable opposition des socialistes hongrois, anciens partenaires de coalition, chose qui est loin de déplaire au Président français d’alors.»
J’avance une idée et je sais qu’elle va déclencher une avalanche d’arguments : mais dis-donc, les fameux «libéraux de Pest», cet électorat de la capitale ne s’est tout de même pas reconverti à droite du jour au lendemain ?
«Écoute. Tes fameux «libéraux de Pest» sont des citoyens qui repoussent l’extrémisme de droite : ils ne veulent pas reconquérir la Transylvanie, ils condamnent l’antisémitisme et ils parlent anglais. Alors à partir de là, gauche ou droite, du moment que leur image politique garde son look humaniste et tolérant, voilà comment je les appellerais jusqu’à aujourd’hui, les «tolérants», et bien ils s’en fichent comme de leurs premières chaussettes.»
Ça nous remonte à loin, tout ca. Je tente d’achever la discussion, car nous voilà sortis du tunnel, et je déjeune au Château avec un ancien collègue roumain, avec qui, loin de la politique, nous avons créé à l’époque le centre culturel des nationalités d’Europe orientale .
Pál Planicka