Boit la tasse
Voilà bien longtemps que je n’avais évoqué dans cette colonne cette étrange population longtemps caricaturée que sont les expats-triés. Certes, ils peuvent être affectés d’un curieux syndrome qui leur fait parfois mélanger les langues en une espèce d’esperanto intime. Certes, de pays en pays, leur vie peut ressembler à une bibliothèque achetée chez Ikea. Elle vous est livrée en kit, par panneaux disséminés, par étagères à superposer et par beaucoup de cartons à jeter.
Pourtant, ces professionnels de l’expatriation version Ferrero Roche d’Or sont aujourd’hui d’authentiques dinosaures en voie d’extinction. Adieu donc, ou presque, en Europe, les juteux contrats qui faisaient tant jaser. À la préhistoire, la vie nomade caravanisant d’un dromadaire léger jusqu’à ce que retraite s’en suive. Les réalités ont bien changé, tout le monde le sait et pourtant, certains font encore mine de l’ignorer.
Récemment, m’est revenue aux oreilles une petite phrase assez cocasse lâchée par un officiel tout ce qu’il y a d’Officiel. C’était en introduction d’une réunion de travail sur les partenariats et stratégies à mettre en œuvre afin de favoriser l’insertion professionnelle des conjoints d’expatriés :
-“Ah! Vous allez donc me parler des Naufragés de l’Amour”.
souffle de révoltés du Bounty, et le tour était joué. Pourtant, sur notre île à nous, celle des “Rameurs de la Réalité”, travailler est bien plus qu’une tentation. Dans le contexte actuel, c’est la seule chose qui permette aux familles de continuer à courir pour un couplé expatriation/ impatriation gagnant.
On estime aujourd’hui entre deux et trois millions le nombre de Français vivant à l’étranger. L’enregistrement au consulat étant facultatif et valable cinq ans, aucun recensement n’est vraiment précis. On sait que ce chiffre augmente chaque année de façon exponentielle et que le nombre de départs est apparemment bien supérieur à celui des retours. On sait aussi que, dans le jeu de l’oie professionnel d’un cadre, la case mobilité internationale devient incontournable et que beaucoup de jeunes entrepreneurs n’hésitent plus à aller entreprendre... ailleurs. Quant aux chercheurs, beaucoup osent carrément prononcer les gros mots de “fuite des cerveaux”, comme on le faisait si complaisamment pour l’Angleterre il y a 25 ans.
Dans ce contexte assez volatile d’élites en rupture de frontières, est-il encore judicieux de prendre par dessus la jambe les issues professionnelles légitimes de cette force vive que sont justement nos soi-disant “Naufragés de l’Amour”?
Expliquez-moi un peu... Comment décider des familles à remettre le cap sur la mère patrie si un des parents sait pertinemment qu’il devra y justifier en vain de plusieurs années de cabotage “futile” en eaux internationales ? Et vice versa, comment vendre à des couples actifs, une expatriation très déli-mitée dans le temps, alors que l’un des deux travailleurs court le risque d’y saborder sa carrière au détriment de tous ?
Ainsi, il devient fréquent, en Europe, de voir des cadres et des diplomates résider seuls à l’étranger et jouer chaque semaine à saute frontières avec leur famille. Par ailleurs, on y rencontre un nombre croissant de jeunes diplômés/jeunes mariés qui sont embauchés en contrat local et qui souhaitent rester dans le pays d’accueil.
Entre les deux, pas plus de Naufragés de l’Amour à l’horizon que de cul de Robinson. Ce que je vois, ce que nous voyons, ce sont des demandeurs d’emploi parfaitement qualifiés et victimes non consentantes de ce vieux travers français qui consiste à tout épingler... parfois avec drôlerie il faut bien l’avouer.
Alors de grâce, sabordons enfin les vieux clichés.
Marie-Pia Garnier