Avec Wagner à Bayreuth, à Bruxelles et à Budapest
La chronique de Dénes Baracs
Échos de la francophonie
La Hongrie est un des pays où la cote de Richard Wagner (1813-1883) - ce génie romantique qui a inventé l’art total (Gesamtkunstwerk) - est parmi les plus élevées. Ses oeuvres complexes font partie du répertoire de notre Opéra, deux sociétés Wagner s’occupent de son culte et la chaîne musicale Bartok retransmet chaque été les soirées du Festival de Bayreuth en direct. Mis à part les Allemands c’est peut-être seulement l’Europe francophone qui tient en si grand estime ce compositeur exigeant et toujours discuté.
Cette année j’ai eu le privilège d’être présent au fameux Festpielhaus - cet Opéra construit selon les exigences et instructions personnelles du compositeur pour y jouer ses drames musicaux d’un genre jusqu’alors inconnu. Cet édifice inspiré par l’architecture des amphithéâtres antiques cache l’orchestre invisible dans ses profondeurs et ainsi les chanteurs ont-ils moins de difficultés pour faire entendre leur voix malgré la force des instruments musicaux qui caractérise la texture wagnérienne.
C’est ici qu’en 1876 fut célébrée la première du chef-d’oeuvre: Le Ring - cette histoire mythique de l’anneau d’or représentant la richesse, le règne suprême sur le monde, mais aussi la malédiction qui frappe ceux qui le possèdent parce qu’on ne peut y accéder qu’en renonçant à l’amour. Quatre soirées consécutives, 16 heures de musique et de drame qui racontent l’apogée et le crépuscule des dieux légendaires de la mythologie allemande, mais aussi la montée et la chute de toute civilisation qui n’a d’autres buts que l’argent, le gain, le pouvoir.
Le festival de Bayreuth a su traverser le temps, survivre à tous les régimes et accueillir des metteurs en scène de tout poil et ce sont encore les descendants directs du compositeur qui y règnent - toujours en conflit pour la succession.
C’était à Bruxelles, il y a seize ans, que j’ai adhéré au cercle des adeptes du Ring. Gérard Mortier, qui à cette époque dirigeait l’opéra de la capitale belge, La Monnaie, avait voulu couronner son règne en y présentant cette oeuvre monumentale. A Budapest on avait déjà joué l’une ou l’autre des quatre pièces de la tétralogie, mais c’est à Bruxelles que j’ai assisté à un premier cycle complet, mis en scène par l’Allemand Vernicke, la direction musicale ayant été assurée par l’excellent Sylvain Cambreling. L’enregistrement m’a accompagné pendant des années car la chaîne musicale de la RTBF, la radio-télévision belge, avait alors retransmis la tétralogie intégrale.
C’était déjà après la révolution culturelle que Pierre Boulez, le grand chef d’orchestre français et Patrice Chéreau, le metteur en scène qu’il avait fait inviter, se furent imposés ensemble à Bayreuth en 1976 et leur démarche a fait école. Car le style de la tétralogie devait changer en cent ans. Les héros et dieux avec des glaives et lances romantiques, vétus d’habits mythiques de la scène imaginée par Richard Wagner ont cédé place, avec Patrice Chéreau aux personnages et décors de l’ère de la révolution industrielle qui en fait était en pleine marche au temps de la naissance de ces oeuvres. Une célébration centenaire surprenante au premier abord et qui fut copieusement huée au moment de la première mais acclamée cinq ans plus tard : le théâtre typiquement germanique avait gagné un brin d’esprit français.
La Monnaie a aussi montré qu’elle pouvait être créative. Le Ring s’est transformé en une histoire encore plus récente : celle du IIIème Reich nazi, les figures mythiques étaient présentées dans des uniformes inspirés de ceux de Göring. Comme pour donner un goût de massacre à toute cette histoire sombre, les personnages qui ont perdu leur vie durant les quatre soirées sont tous restés en scène, des cadavres rangés les uns à côté des autres du début jusqu’à la fin. (Une allusion peut-être au fait que les dirigeants du IIIème Reich eux-mêmes ont adoré le Ring et qu’au moment de leur chute ils se sont vus comme les personnages du Crépuscule des Dieux.)
Dans la dernière décennie l’Opéra de Budapest a aussi rassemblé ses forces pour nous présenter un excellent Ring sous la houlette du Russe Konstantine Simonov, puis de János Kovács - moins révolutionnaire que ceux de Vernicke ou Chéreau, mais dans une version qui a attiré à Budapest les adeptes du Wagner classique, version glaive et lance. Le talent des excellents intreprètes de notre Opéra, comme Mária Temesi pour une Brünnhilde ou András Molnár pour Siegfried, le héros naïf qui a tué le dragon et a libéré de son cercle de feu Brünnhilde, son amour - juste pour la trahir un peu plus tard - a également contribué à la réussite de la représentation.
Et si mon expérience de Bayreuth mérite d’être évoquée, c’est juste parce que si l’importance de Bayreuth reste hors discussion, cela ne veut pas dire qu’il y ait des canons éternels pour ces oeuvres. Même cette année ont eu lieu des discussions passionnées, des huées et des célébrations. En bref : scandale lors de la première de la nouvelle mise en scène des Maîtres chanteurs de Nuremberg. Elle fut signée par Katharina Wagner, l’arrière-petite-fille de Richard Wagner (l’une des trois postulantes parmi les descendants du compositeur à la direction du Festiva,l alors même que son père, Wolfgang Wagner, cède sa baguette). La discussion porta sur les façons de moderniser, mais aussi sur l’effacement de l’héritage nazi qui a teinté pendant un temps Bayreuth. D’ailleurs, le Götterdammerung de cette année a aussi évoqué le souvenir du Reichstag où la macabre histoire de l’hitlerisme a sombré dans le feu, tel un Walhalla des dieux.
Et la recherche autour du Ring continue à Bayreuth tout comme ailleurs. Si la tétralogie de notre Opéra touche à sa fin, la nouvelle fête de Wagner l’année prochaine dans le Palais des Arts de Budapest, le Müpa , représentera une continuité modernisante, avec des films vidéo pour l’Histoire et avec l’excellente acoustique déjà prouvée du lieu - et avec des protagonistes internationaux qui ont déjà fait leurs preuves à Bayreuth. Ce sera un autre renouveau et une vraie valeur européenne, d’autant plus qu’il est organisé et dirigé par Ádám Fischer, un des meilleurs conducteurs de Bayreuth.