Antonio Salieri, bête noire des mélomanes ?
Un musicien injustement méconnu
Il y a près de deux cents ans s´éteignait Antonio Salieri à Vienne le 7 mai 1825. Il était âgé de 74 ans. A peine cinq années plus tard, Pouchkine produisait sa pièce intitulée „Mozart et Salieri”. Sur laquelle Rimsky-Korsakov allait composer un opéra. Pièce adaptée en 1979 par Peter Schaffer sous le titre „Amadeus”. Reprise à son tour par Miloš Forman dans son fameux film qui connut un immense succès. Pourquoi tant de bruit ? Probablement en partie la faute à Mozart, mais nous y reviendrons. Voyons d´abord qui était réellement Antonio Salieri.
Né en 1750 - un peu moins de six ans avant Mozart -, orphelin à l´âge de 16 ans, Salieri est alors envoyé à Venise puis à Vienne où il se fait rapidement remarquer. Vienne où il fait jouer à l´âge de 20 ans son premier opéra qui connaît d´emblée un vif succès (Le Donne letterate, d´après Les Femmes savantes de Molière). A partir de là, tout ira très vite. Remarqué par l´empereur, il se voit nommé à 24 ans compositeur de la Cour. Vienne où il fait entre autres la connaissance de Gluck qui le prend sous son aile. Encouragé par ce dernier, il produit à Paris son premier grand opéra intitulé „Les Danaïdes„, d´abord présenté comme de la plume de Gluck, puis, une fois le succès garanti, révélé comme étant entièrement de sa plume, mais écrit „sous les conseils de son aîné”.
Époque où il fait la connaissance de Da Ponte, avec qui il finira par se brouiller, mais surtout de Beaumarchais. Beaumarchais qui écrit pour lui „Tarare” qui, créé en 1787 à l´Opéra de Paris, est un triomphe. L´année suivante, Salieri est nommé Kapellmeister de la Cour, poste qu´il occupera jusqu´en 1824. Comme l´on voit, Salieri fut très tôt reconnu, non seulement à Vienne, mais aussi sur la place parisienne où le soutien de Beaumarchais, à côté de celui de Gluck, constitue une référence de taille. (Autre référence : Haydn qui fut son ami.)
Réputation qui lui valut d´être un maître recherché sur la place de Vienne. Jugeons-en. Parmi ses élèves : Beethoven (art du chant), Schubert (contrepoint), Hummel, Czerny, Süssmayer, Meyerbeer (1) et le tout jeune Liszt, à qui il donna trois années durant des leçons gratuites (2). Leçons gratuites… Lui que l´on aurait trop tendance à faire passer pour un homme acariâtre manquant de générosité, avait à cœur d´encourager les jeunes à qui il prodiguait des leçons gratuites. Dont… Franz-Xaver, le fils de Mozart ! Autre preuve de générosité : lui-même père de famille, il n´hésita pas à adopter les enfants de son ami Gassmann lorsque celui-ci périt dans un accident. Quant à cet esprit aigri, jaloux et rancunier, parlons-en ! Couvert d´honneurs (Légion d´Honneur, membre correspondant de l´Institut) et comblé, avait-il lieu de se plaindre ? Un caractère au demeurant affable et ouvert aux dires de ceux qui l´ont côtoyé de près.
Et sa musique dans tout cela ? Bien qu´imprégné de son Italie natale, Salieri se révéla d´emblée attiré par le style français, à une époque où gluckistes et piccinistes se chamaillaient à souhait. C´est d´ailleurs à Paris qu´il remporta ses plus grands succès. Mais tout-en-même temps considéré par certains comme „le digne représentant de l´opéra italien” (3). En fait, offrant un compromis heureux entre les deux styles, mêlant le décorum à la française au chant italien. „Sa mélodie n´est ni plus tendre, ni plus ardente (que celle de Gluck), mais plus rapide ; ses opéras ont plus de mouvement, ses personnages sont moins solennels et plus agités… Son orchestre joue un rôle non pas plus important, mais plus imprévu” (Adolphe Julien). A cet égard, son chef-d’œuvre dans le genre est incontestablement son truculent Falstaff, composé en 1799, qui fourmille de trouvailles originales et d´imprévus.
Mais venons-en à Mozart. Certes, il y eut rivalité entre les deux hommes (4). C´est d´ailleurs à propos de Mozart que Salieri se brouilla avec Da Ponte, ne lui pardonnant pas de lui avoir fourni le livret des Noces de Figaro. Mozart se jurant de son côté de lâcher Da Ponte si celui-ci venait à écrire pour son rival. Bref, ambiance assurée ! Mais il faut savoir qu´à l´époque, à la différence d´aujourd´hui, l´opéra était un genre populaire, à même de susciter les passions. Rappelons la cabale menée contre Rossini lors de la création de son Barbier, sifflé par les partisans de Paisiello. Mais bon, ne nions pas que Salieri, conscient de la supériorité de son rival, dut par moments en concevoir une pointe de ressentiment. Ici, une part de responsabilité incombe au père, Leopold Mozart, qui ne manqua pas de jeter de l´huile sur le feu. Malgré tout, les relations entre les deux hommes ne furent pas si dénuées d´aménité qu´on le prétend. Certes, durant les années 1783 à 1787, les deux compositeurs sont concurrents dans le cœur de Joseph II comme dans celui des commanditaires et librettistes. Cela n´empêche Mozart de composer des variations sur un thème de Salieri. Ni de l´emmener à une représentation de La Flûte enchantée. „Il écouta et regarda avec la plus grande attention et, de la sinfonia jusqu´au dernier chœur, il n´est pas un passage qui ne lui ait tiré un bravo ou un bello” (lettre de Mozart à sa femme). Et puis, si les relations avaient été si exécrables, a fortiori s´il avait causé la mort de son mari, pourquoi Constanze lui aurait-elle par la suite confié la formation musicale de son fils ?
Alors, coupable ou non coupable ? Salieri a-t ´il empoisonné Mozart ? Non. Simplement parce que, aux dires de ceux qui l´ont bien connu, il en était tout bonnement incapable. Accusation qui sera également formellement rejetée plus tard par Franz-Xaver. Le responsable de la rumeur est Mozart lui-même. Il faut savoir que Mozart a toute sa vie durant été préoccupé par le thème de la mort, au point d´en être obsédé sur ses derniers jours. Il aurait, dit-on, consommé des huîtres avariées en compagnie de son rival… Et alors ? Accusation qui hanta Salieri au point que sur ses derniers ses jours, il en perdit la raison et finit par s´accuser lui-même… Mais il ne fut pas le seul à se voir ainsi montré du doigt. Les hypothèses les plus fantaisistes ont circulé, des francs-maçons à la vengeance d´un mari jaloux ! Le plus probable, en l´état actuel des recherches, est que Mozart serait mort victime d´une néphrite contractée en Italie.
Peu importe, après tout. Laissons-les donc tous deux reposer en paix. Et honorons-les pour leur seul talent. Génie universel et incontesté pour le premier. Talent, sinon génie, pour le second, mais talent incontestable qu´il serait grand temps de reconnaître aujourd´hui. Ce que de plus en plus de chefs et instrumentistes s´emploient à servir. Il n´est jamais trop tard pour bien faire…
(Autre absurdité avancée dans la pièce - et le film. Salieri se serait malhonnêtement attribué le Requiem composé par son rival à l´agonie. Idéal pour un feuilleton à suspense… Mais la vérité est tout autre. C´est sur la commande anonyme d´un veuf, un certain comte de Walsegg, que fut écrit le Requiem, ce dernier voulant le faire passer comme étant sa propre composition lors d´une messe célébrée en souvenir de son épouse défunte. Banal et moins excitant, il est vrai, que si c´eût été le vilain Salieri...)
Pierre Waline
(1): Beethoven qui écrivit des variations sur un duo de son Falstaff, Schubert qui lui dédia cinq compositions sur des thèmes de Goethe, Süssmayer, également élève de Mozart dont il acheva le Requiem et Meyerbeer qui déclara tout lui devoir.
(2) ”Ayant entendu par hasard le petit Franceso Liszt préluder et jouer à vue au piano, j´en demeurai si émerveillé qu´il me semblait véritablement rêver” (lettre au prince Esterházy).
(3):Theodore Baker-Nicolas Slonimsky : „Ses nombreux opéras sont dignes d´intérêt pour leur écriture mélodique dramatique et leur traitement vocal sensible”.
(4): on rappellera à cet égard le fameux duel - pratique alors en vogue - organisé par l´empereur en 1786 entre les deux compositeurs à Schönbrunn. Chacun devant présenter simultanément dans chaque aile de l´Orangerie un opéra en un acte à sa façon : l´opéra bouffa Prima la musica e poi le parole de Salieri vs le singspiel Der Schauspieldirektor de Mozart. Duel dont Salieri se tira plus qu´honorablement.
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