Une Liberté guidant le Peuple à taille humaine en soutien au mouvement #FreeSZFE
Depuis son arrivée au pouvoir en 2010, le premier ministre Viktor Orbán a considérablement renforcé le contrôle de l'État dans le domaine de la culture, des médias et de la liberté académique. L'université d'art dramatique et cinématographique de Budapest (Színház- és Filmművészeti Egyetem – SZFE) est à l'intersection de ces trois domaines et, depuis le début du mois de septembre, un projet de mise sous tutelle fait débat. En effet, l'université fondée il y a 155 ans est désormais la propriété d'une fondation privée et le gouvernement a désigné le Conseil d'administration sans prendre en compte les noms proposés par l'université. Cette décision prive la direction de l'université d'un droit de regard sur toutes les questions de budget, d'organisation et de gestion du personnel. De plus, parmi les personnes nommées au CA se trouvent des personnes n'ayant aucun rapport avec la culture. Cela fait donc plus d'un mois que des initiatives s'organisent autour d'une revendication commune : la défense de la liberté culturelle, académique, médiatique, en somme la liberté d'expression et l'autonomie universitaire.
Ce vendredi 2 octobre, les étudiant.e.s de la SZFE ont invité les professeur.e.s, académicien.ne.s et historien.ne.s à se joindre à une reproduction humaine du célèbre tableau.
La Liberté guidant le Peuple du peintre français Eugène Delacroix. Revenons sur l'histoire et la symbolique de l'œuvre pour mieux comprendre cette action.
Au centre du tableau, une femme aux seins nus, portant un bonnet phrygien, un fusil à baïonnette et un drapeau français, est une allégorie de la Liberté. Le drapeau tricolore représente l'union entre le roi (blanc) et la nation (bleu et rouge, couleurs de Paris). En effet, Louis-Philippe n'est plus "roi de France" mais "roi des Français". À l'époque, on aurait pu s'attendre à ce que les critiques n'apprécient pas la nudité ou l'aspect guerrier, et pourtant si l'œuvre a fait scandale ce n'est pas pour les seins nus mais pour les poils d'aisselles représentés !
En effet, ce choix est en rupture avec les représentations classiques de la Liberté comme étant une divinité lisse et sans défauts, cela la rend humaine, populaire, telle le peuple qu'elle guide. L'allégorie de Delacroix porte une robe drapée faisant penser aux sculptures antiques et sa position reprend l'iconographie de la Victoire ailée, tandis que son profil est celui d'une statue grecque. Cependant, elle est aussi sale, dévergondée, rouge de sueur, peu féminine... La Liberté de Delacroix est ainsi un mélange de divinité ancestrale et de femme du peuple.
Aux côtés de la Liberté se tient un enfant de Paris, qui sera plus tard popularisé comme Gavroche par Les Misérables de Victor Hugo. Ceux que l'on appelle les gamins de Paris se sont engagés spontanément dans la lutte. Ils sont le symbole de la jeunesse révoltée par l'injustice et se sacrifiant dignement. Contrairement aux autres personnages, le Gavroche ne regarde pas la Liberté, ce qui lui donne la même importance symbolique qu'elle. Derrière lui, on aperçoit les tours de Notre-Dame de Paris, symbole français depuis la publication de l'ouvrage du même nom de Victor Hugo en 1831.
On peut également apercevoir un ouvrier manufacturier que l'on reconnaît à son habit. Il porte la cocarde blanche des monarchistes et le ruban rouge des libéraux. À ses côtés, l'homme portant un haut de forme pourrait représenter un artisan bourgeois, il est possible qu'il ait le visage de Delacroix lui-même. Ils représentent l'union entre les révolutionnaires et les monarchistes libéraux dans le but de renverser la monarchie absolue. Ils sont l'emblème de la diversité des mouvements qui ont traversés la France à cette époque, des républicains (voire démocrates) jugés trop radicaux aux monarchistes modérés. On peut même voir, parmi les étudiants de l'arrière-plan, un polytechnicien (reconnaissable à son uniforme) portant un bicorne bonapartiste.
Aux pieds de la Liberté, un paysan est blessé et se redresse vers elle. Son gilet bleu, son écharpe rouge et sa chemise blanche font écho aux couleurs du drapeau. Au premier plan, on peut aussi voir des cadavres, qui ne sont pas que de simples corps. Celui de gauche est une référence à Hector, héros de l'Illiade d'Homère, mais comme la Liberté il est rendu réel et humain. Ces cadavres ne sont pas glorifiés mais représentent des hommes vaincus : Hector est même dénudé, privé de son honneur. Les émeutes des Trois Glorieuses auront en effet fait près de 300 morts chez les soldats et environ 800 chez les révolutionnaires.
Ces corps font aussi penser au Radeau de la Méduse de Théodore Géricault, peint de 1818. Néanmoins, ces cadavres sont éclairés par la même lumière que le visage de la Liberté, marquant l'opposition entre la mort, la défaite et la vitalité du peuple et de la victoire. Cette opposition est accentuée par la composition du tableau, découpé par une diagonale entre le côté lumineux et le côté sombre.
Le tableau La Liberté guidant le Peuple est souvent associé à la Révolution française de 1789, pourtant c'est en 1831 qu'Eugène Delacroix a peint son œuvre, à une époque où l'Empire Napoléonien et la Restauration ont douché les velléités républicaines. Ce sont les événements de juillet 1830, connus sous le nom des Trois Glorieuses, qui inspirèrent Delacroix. Cette révolution n'a certes duré que trois jours mais elle a eu un impact non négligeable en France. En effet, même si elle a échoué à rétablir la République, elle a mis fin au règne des Bourbons (mis en place par Henri IV en 1589) et abolit donc définitivement la monarchie absolue. C'est Louis-Philippe Ier qui succède alors à Charles X, mettant en place une monarchie constitutionnelle.
Eugène Delacroix a donc peint ce tableau entre octobre et décembre 1830, dans l'idée de représenter la révolte populaire lors de laquelle hommes et femmes de toutes classes sociales ont pris d'assaut les barricades. En 1830, Delacroix écrit dans une lettre à son frère : "J'ai entrepris un sujet moderne, une barricade, et si je n'ai pas vaincu pour la patrie au moins peindrais-je pour elle". Et c'est un objectif réussi puisque cette allégorie de la Liberté a ensuite été reprise à travers les âges pour représenter aussi bien la révolution de 1789 que celle de 1848 (qui mis définitivement fin à la monarchie). Ce tableau, acheté par Louis-Philippe en 1831 et exposée au Salon de paris sous le titre Scènes de barricades, fut néanmoins jugé trop révolutionnaire par la suite et retiré du musée Royal, il ne rejoint le Louvre qu'en 1874.
Quel rapport avec la Hongrie de 2020 ? Cela se trouve dans le contexte historique de l'œuvre. En 1830, le roi Charles X et son ministre le prince de Polignac veulent réprimer définitivement toutes possibilités de contestation et remettent en cause les acquis de la Révolution de 1789. L'opposition, par le biais du journal Le National, prépare le remplacement de Charles X par Louis-Philippe d'Orléans, un noble plus libéral. Le 2 mars 1830, Charles X menace la Chambre des députés de signer quatre ordonnances visant à supprimer la liberté d'expression et de la presse alors même que cela constituerait une violation de la Constitution. Ces ordonnances déclenchent les Trois Glorieuses les 27, 28 et 29 juillet.
La symbolique est forte, ce tableau a transcendé son auteur (qui par ailleurs était plus bonapartiste que républicain) pour représenter la lutte du peuple contre l'oppression du pouvoir, mais aussi plus largement la lutte pour les libertés fondamentales, dont la liberté d'expression. Par exemple, en janvier 2015 suite aux attentats de Paris, l'artiste photographe Martin Argyroglo a pris ce cliché que l'on peut voir en une de l'Obs. On y voit des manifestant.e.s montrer leur soutien à CharlieHebdo sur la statue de la place de la Nation intitulée "Le Triomphe de la République". Cette scène, dont la composition rappelle le tableau de Delacroix, a fait le tour du monde et, alors que le photographe a modestement intitulé son cliché Nation, les internautes l'ont rebaptisé Le crayon guidant le peuple.
Plantu, dessinateur réchappé de l'attentat, a d'ailleurs repris cette idée dans un de ses dessins, tout comme le cartooniste belge Serge Dehaes.
L'initiative de reproduire le tableau en scène réelle devant le blocus de SZFE s'inscrit donc dans cette symbolique de lutte pour l'indépendance et la liberté d'expression et, dans le contexte actuel, on ne peut que saluer la pertinence de l'idée.
Maïa Casimir-Favrot
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