Un Marivaux hongrois ? Ou Marivaux en Hongrie
Comment familiariser le public hongrois avec un auteur très particulièrement français (dans le meilleur sens du mot) dont le nom est devenu proverbial grâce au badinage spirituel qui caractérise le style de ses comédies : le marivaudage ? Le problème s'avère complexe qu'il s'agisse de lectures ou de représentations et la quête des solutions dure depuis plus d'un siècle...
La réception de cet auteur exquis, mais souvent d'approche difficile, présente des solutions très variées, mais toujours ingénieuses en réponse à cette question. Les traductions n'ont débuté qu'au tournant du XIXe et du XXe siècle par celle du Jeu de l'Amour et du Hasard (rédigée par Antal Radó, autour de 1918.) Cette tentative d'intégrer Marivaux dans la tradition théâtrale a été maintes fois réitérée depuis, mais sans aboutir à des succès aussi retentissants que ceux des comédies de Molière qui font pratiquement partie du patrimoine dramatique national chez nous, traduit et joué sans cesse.
Cet auteur rococo, très fin et très complexe, Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux (1688–1763) avait écrit plus de trente pièces, essentiellement des comédies, bien qu'il y ait deux tragédies et plusieurs drames également dans l'œuvre. Parmi les comédies, les plus connues se rattachent à la grande tradition de la commedia dell'arte (avec des Arlequins et des Colombines), mais on trouve à côté de celles-ci d'autres styles également chez lui : pour ne citer que trois pièces (une sorte de trilogie des îles) qui relèvent du genre de l'utopie. De nos jours, il est le dramaturge français le plus souvent joué sur les scènes françaises et dans le monde entier après Molière. Toutefois, cela ne veut pas dire qu'il est aussi connu que ce dernier...
Chez nous, en Hongrie, les théâtres ont joué successivement une douzaine de ses comédies, mais sa popularité n'est pas encore bien établie. Le volume en question se propose donc un recueil des meilleures traductions qui existent déjà en hongrois, mais qui n'ont pas encore été imprimés jusqu'ici. Parmi les traducteurs (Fáber András, Gerelyes Edit, Kovács Ilona, Lackfi János, Lator László, Pacskovszky Zsolt, Réz Pál et Szeredás András), on trouve de grands noms, des poètes et des prosateurs qui traduisent régulièrement du français. Une dizaine de textes hongrois sont ainsi réunis avec des chefs d'œuvre bien connus comme la Double Inconstance ou Le Jeu de l'Amour et du Hasard, sans aspirer à donner un tableau complet de l'activité dramaturgique de Marivaux. On trouve parmi les drames moins connus des perles aussi brillantes que les deux comédies des îles (Esclaves, Colonie) ou les deux exquises Surprises de l'Amour. Voici la table des matières (avec le nom des traducteurs entre parenthèses) :
Arlekint megokosítja a szerelem (Arlequin poli par l’Amour), 1720. (trad. par I. Kovács)
(Első) Váratlan szerelem (La première Surprise de l’Amour), 1722. (E. Gerelyes)
Állhatatlan szeretők (La Double Inconstance), 1723-24? (P. Réz)
Rabszolgák szigete (L’Ile des Esclaves), 1725. (A. Szeredás)
(Második) Váratlan szerelem (La Seconde Surprise de l’Amour), 1727. Zs. Pacskovszky)
Szerelem és Véletlen játéka (Le Jeu de l'Amour et du Hasard), 1730. (L. Lator)
A próbatétel (L’Épreuve), 1740. (E. Gerelyes)
A Vita (La Dispute), 1744; suivie du Prologue par François Regnaud (J. Lackfi)
Asszonyok szigete (La Colonie), 1750. (A. Fáber)
Les jugements portés sur la valeur de l'œuvre marivaldien sont divers, mais toujours bien instructifs à commencer par la phrase célèbre citée par Melchior Grimm et attribuée (à tort) à Voltaire : “il pesait des œufs de mouche dans une balance en toile d’araignée”. Faut-il saisir le sens ironique de l'aphorisme ou le prendre pour une remarque méchante faite par un rival ? En tous cas, il s'agit toujours de jeux et de hasards où la naissance de l'amour et la fortune (tout aussi bien que les fortunes) se mêlent pour déterminer le destin des personnages. Les paroles et les actions se développent sur plusieurs registres qui se croisent et conduisent à des fins heureuses dont l'arrière-goût reste un peu amer. Autant dire que le monde ludique de Marivaux se dessine infailliblement sur un arrière-plan cruel ou humiliation, cruauté et danger de mort se cachent derrière les répliques rapides et spirituelles, nommées marivaudages déjà à l'époque... Pour compléter encore le tableau, il faut ajouter que Marivaux a travaillé sur de nombreux registres et dans des genres extraordinairement variés, étant auteur de divers périodiques contenant ses essais philosophiques, ainsi qu'il était romancier aussi ayant écrit plusieurs romans dont deux sont très importants : La Vie de Marianne et Le Paysan parvenu. Les deux sont restés inachevés, mais constituent des chefs d'œuvres qui posent un bon nombre d'énigmes sous cette forme. En grand spécialiste de parodies, de travestissements et de toutes sortes de jeux de rôles, il est à la fois amusant et profond, ayant créé des textes qui méritent d'être décortiqués suivant plusieurs approches. Cela veut dire que le badinage de la surface renvoie toujours à des vérités souvent difficiles à admettre.
En hongrois peu de ses textes sont connus jusqu'à nos jours : aucun de ses romans n'a encore été traduit, et les textes ici publiés des pièces jouées au théâtre n'ont pas été imprimés auparavant. Le but de ce recueil a été justement la publication des traductions commandées pour des spectacles, mais jamais réunies en un volume. Il est vrai que la lecture ne remplace pas l'incarnation des personnages par des acteurs, mais elle peut offrir une autre forme de découverte : celle de l'imagination. Lire et se faire une idée et des images inspirées par le texte peut révéler des aspects qui restent cachés lors des représentations. Cela évoque l'importance de la conception et de l'interprétation, respectivement celle des lecteurs et des gens de théâtre, ce qui ne veut pas dire qu'on pourrait mésestimer le rôle des réalisateurs dans la découverte et révélation des œuvres. Il est même indubitable que la renaissance théâtrale de Marivaux en France avait été liée aux spectacles créés par Patrice Chéreau : celui de la Dispute (1973 et 1976), ensuite, plus tard celui de La Fausse Suivante (1985). Ses interprétations novatrices et surprenantes ont entraîné tout un processus de redécouverte qui a renforcé la réputation de l'auteur à tous les niveaux, au sein de troupes indépendantes tout aussi bien qu'au répertoire de la Comédie Française. (Tout dernièrement deux de ses pièces, non traduites encore en hongrois, ont été jouées avec succès au Théâtre Français : L'Heureux stratagème et Le Petit-Maître corrigé.) Cette révélation n'est comparable qu'au renouvellement opéré par Giorgio Strehler par rapport à l'œuvre de Carlo Goldoni ou à la révolution opérée par Peter Brook dans la mise en scène des drames de Shakespeare...
Un style tellement particulier et complexe pose évidemment bon nombre de problèmes dans la traduction. Ceux-ci sont explicités dans la Postface et le chapitre consacré aux versions hongroises de ces textes du XVIIIe siècle. Pour ne citer qu'un exemple concret : même les noms de personnes sont problématiques, étant donné qu'on peut les utiliser sous diverses formes (originales, hongroises, italiennes, ayant des variantes de toutes sortes : voir Arlequin, Arlekin, Harlekin), désignant tous le même personnage de la commedia dell'arte. Les questionnements peuvent aller jusqu'au choix de la langue et du style : garder des archaïsmes ou moderniser tout ?
Tous ceux qui ont travaillé à cette édition attendent donc que la lecture de ces textes, comme la reprise des représentations puissent susciter une nouvelle vague dans la réception de l'auteur chez nous en contribuant à renforcer la juste et bien méritée reconnaissance de Marivaux en Hongrie.
Ilona Kovács
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