La Hongrie, ce petit paradis rêvé des musiciens

La Hongrie, ce petit paradis rêvé des musiciens

Laissons-nous envoûter…   (1)

Si je vous dis „Musique hongroise”, vous me répondrez forcément Liszt et Bartók, éventuellement Kodály.  Ce à quoi les jeunes à la page ajouteront les noms des contemporains Ligeti et Kurtág. Mais il en est pourtant un autre dont le nom n´est pas loin de détrôner celui de Liszt dans le cœur de nos amis hongrois : Erkel. A qui nous devons la musique de l´Hymne national, mais surtout auteur d´opéras qui exaltent la fierté nationale. Dont László Hunyadi et Bank Bán, qui se réfèrent à deux héros de l´Histoire du pays, opéras perçus à l´époque comme symboles de la résistance aux Autrichiens, aujourd´hui encore très populaires.

Mais avant d´évoquer les noms de ceux qui en furent les principaux artisans, encore faudrait-il savoir ce que nous entendons par „musique hongroise”. Avant tout une musique qui tire son inspiration du folklore national. Un folklore essentiellement caractérisé par deux danses, le verbunkos et la csárdás.

Apparu sur la fin du XVIIIème et le début du XIXème siècles, le verbunkos est une danse de recrutement (de l´allemand «Werbung»). Il était dansé dans les campagnes, avec des variantes différentes selon les villages. Marqué par des mouvements frappés des mains sur les bottes, le verbunkos est une danse de garçons. Il débute par une longue introduction lente pour s´achever sur un rythme rapide, voire endiablé. Le verbunkos a été immortalisé dans les années 1820 par un violoniste tzigane nommé Bihari qui fit l´admiration de Liszt et dont, dit-on, Beethoven aurait repris un de ses thèmes dans l´ouverture du Roi Étienne. Bien connue des cruciverbistes, la csárdás est une danse, également villageoise, probablement dansée au départ dans les auberges („csárda” = auberge). Danse à deux ou quatre temps, élégante, les couples se tenant à distance à bras tendus, les mains du danseur placés sur les hanches de sa partenaire qui pose elle-même ses mains à plat sur les épaules du danseur. Effectuée deux pas à gauche, deux pas à droite. Une danse aujourd´hui encore très pratiquée, et enseignée aux enfants. Le verbunkos, essentiellement propagé par les bandes tziganes, a connu d´emblée un vif succès, Beethoven l´ayant repris dans le final de sa symphonie héroïque ou encore Mozart dans celui de son concerto pour violon en la majeur. Quant à la csárdás, on la retrouvera dans un ballet de Tchaïkowsky (le Lac des cygnes). Jusqu´à la fin du XIXème, le verbunkos resta souvent confondu avec la musique tzigane (cf. les rhapsodies de Liszt ou encore le rondo du fameux trio „all´Ongarhese” de Haydn, également appelé „Zigeunertrio”). Ce n´est qu´au début du XXème siècle, avec les recherches et enregistrements sur rouleaux effectués dans les campagnes par Béla Bartók et Zoltán Kodály, que sera définie une „musique populaire” hongroise authentique.

Un mot, enfin, sur ce qui est considéré par certains comme l´ancêtre du verbunkos, le chant kuruc apparu en Transylvanie sur la fin du XVIIème et le début du XVIIIème siècles. Les kuruc étaient des soldats qui participèrent à la Guerre d´Indépendance menée contre l´Autriche par les Princes de Transylvanie (1670-1710). Chant qui se développa dans les cours des Princes Imre Thököly et François II Rákóczi. Cours brillantes où apparurent deux instruments typiques : le cymbalum encore très répandu de nos jours et le tárogató, sorte de chalumeau de provenance turque. C´est sur leur inspiration que János Bihari, déjà mentionné plus haut, composera sa Marche de Rákóczi, arrangée et orchestrée par Berlioz dans sa Damnation de Faust („Marche hongroise”), qui lui vaudra un accueil triomphal de la part des habitants de Pest lors de sa visite en 1848. Aujourd´hui encore reprise dans les cérémonies officielles.

Nous avons évoqué plus haut les noms de Ferenc (Franz) Liszt et Ferenc Erkel. Auxquels il convient d´en rajouter un troisième, Mihály Mosonyi. Tous trois de la même génération, au demeurant amis. Un mot rapide sur Liszt, tout d´abord. Né aux confins de l´Autriche, plus près de Vienne que de Budapest, ne maniant que médiocrement sa langue maternelle, Liszt (1811-1886), qui appartient au patrimoine universel, est davantage connu pour ses liens avec les milieux parisiens que pour ses attaches avec la Hongrie. Et pourtant… Toute sa vie durant, il ne manqua pas de manifester une fidélité inébranlable à ses origines, effectuant plusieurs séjours à Pest. Suite à la tragique inondation de la ville en 1838, il s´empressa de porter aide aux sinistrés en leur versant la recette de ses concerts. Ce qui lui valut d´ailleurs un accueil triomphal l´année suivante. Et puis n´oublions pas qu´au-delà de ses célébrissimes rhapsodies, il nous a laissé des œuvres majeures dédiées à ses compatriotes, telle la Légende de sainte Elisabeth, ou encore les messes écrites pour la consécration de la basilique d´Esztergom (Messe de Gran) ou le couronnement de François-Joseph à Buda. Liszt qui passa une grande partie de ses dix dernières années dans son appartement de l´Académie de Musique de Budapest dont il était le président-cofondateur. Né à Pozsony, l´actuelle Bratislava, Ferenc Erkel (1810-1893) est considéré aujourd´hui par les Hongrois comme leur compositeur national. Et pourtant, cet homme issu d´une famille d´origine néerlandaise, se montra influencé au départ par la musique italienne, puis par l´opéra français. Outre les deux opéras „nationaux” mentionnés plus haut, il en composa de nombreux autres, ainsi qu´une œuvre symphonique de qualité. Si ses opéras demeurent au plan musical, de facture „occidentale”, il sut leur conférer un caractère „national” en y introduisant des motifs, airs et danses fort habilement inspirés du verbunkos, Ayant obtenu un véritable triomphe avec László Hunyadi et surtout Bánk Bán, il finit dans un relatif isolement, injustement délaissé par un public dont l´ardeur révolutionnaire s´était émoussée. Quant à Mihály Mosonyi (1815-1870), issu d´une famille germanique récemment installée, il constitue le troisième maillon de ce trio qui aura profondément marqué la musique hongroise. Auteur entre autres de trois messes, de deux symphonies et d´une cantate, nous lui devons également des études pour piano et, surtout deux opéras historiques totalement oubliés aujourd´hui : Szép Ilon et Álmos que d´aucuns considèrent comme ses chefs d´oeuvre. „Critique et essayiste de talent, c´est lui qui introduisit dans la musique hongroise l´esprit analytique et formel. Musicien accompli, il pouvait sembler destiné à jouer un rôle de premier plan à l´Académie de Musique aux côtés de Liszt et Erkel. Il n´a pas vécu jusqu´à la fondation de cette institution ; il est mort prématurément à l´âge de 55 ans.” (J.Vigué,  J.Gergely (2)) Comme nous l´avons signalé, les trois étaient amis. C´est ainsi qu´Erkel n´hésita pas à confier la formation de ses enfants (dont un allait être plus tard le maître de Bartók) à Mosonyi. Mosonyi qui composa pour Liszt le Graduel et l´Offertoire de sa messe de Gran. De cette collaboration date leur amitié. Liszt qui, au demeurant, appréciait hautement László Hunyadi, sur lequel il écrivit des transcriptions pour piano. A la mort de Mosonyi, il lui rendit hommage dans une Musique funèbre spécialement composée pour ses funérailles. Trois noms qui restent donc indissociables.

Puisque nous parlions opéra, nous ne saurions passer sous silence le nom de Károly Goldmark (1830-1915) auteur d´une célèbre Reine de Saba qui, depuis sa création en 1876, n´a pas quitté le répertoire des grands théâtres lyriques. Également connu pour un concerto de violon fort réussi, souvent donné en concert. Pour en finir avec cette période, nous mentionnerons rapidement deux noms, non qu´ils fussent de grands compositeurs, mais parce qu´ils firent tous deux carrière à Paris où ils s´efforcèrent de révéler la musique hongroise au public parisien : Sándor Bertha (1843-1912), élève de Mosonyi et István (Stephen) Heller (1813-1888).

Puis vint le choc Béla Bartók (1881-1945) – Zoltán Kodály (1882- 1967) sur lequel nous ne nous étendrons pas, vu que tout a déjà été dit et écrit sur leur compte. A savoir juste que la méthode d´enseignement élaborée par Kodály reste aujourd´hui encore en vigueur dans les écoles. Un mot sur leur compagnon László Lajtha (1892- 1963), peut-être plus connu chez nous qu´en Hongrie puisqu’il fut formé à Paris, par la suite membre correspondant de l´Institut. Après avoir accompagné Bartók et Kodály dans leur travail de collecte, il poursuivit les recherches à son propre compte. Personnalité incontournable réputée pour son fort caractère, il nous a laissé une œuvre variée (1 opéra- comique. 2 messes, 3 ballets, musiques de films) caractérisée par un équilibre original entre racines hongroises et racines latines.

Puisque nous voici parvenus au XXème siècle, il nous faut mentionner le nom d´Ernő Dohnányi (1877-1960). Chef d´orchestre et brillant pianiste virtuose, Dohnányi émigra en 1948 pour se rendre en Argentine avant de s´établir aux États-Unis. Parmi les oeuvres qu´il nous a laissées, nous citerons 3 symphonies, 3 opéras, une messe, un ballet et de la musique de chambre, ainsi que des variations symphoniques sur le fameux thème „Ah, vous dirais-je mama n!”. Pour la suite, nous citerons R. de Candé (3): „Bartók et Kodály, ses cadets de quatre et cinq ans, avaient plus ou moins subi son influence au début de leur carrière. Mais Dohnányi, fidèle à l´esthétique de Brahms, ne les suivit pas dans l´édification d´un art spécifiquement hongrois. Les quelques traces de nationalisme musical se réduisent dans son œuvre à quelques citations d´un folklore dont il n´assimila pas les caractères fondamentaux”.

Un mot rapide au passage sur son presque contemporain Leo Weiner (1885-1960), d´inspiration romantique traditionnelle, dont les coloris de l´orchestre font par moments penser à Bizet. A l´opposé de Weiner, Pál Kadosa (1903-1982) se montrera fortement influencé par ses aînés Bartók et Kodály.

Vient ensuite le nom de György Ligeti (1923- 2006), probablement l´un des plus connus à l´étranger parmi les compositeurs hongrois contemporains. Sa musique, essentiellement chorale, échappe à tous les procédés de développement jusque-là connus. „Il obtient de formations traditionnelles de grandioses nébuleuses sonores tout-à-fait inédites” (R. de Candé).

A partir d´ici, nous passons à l´après-guerre, période incroyablement fertile, au point que J.Vigué et J.Gergely y voient, rien que sur la première décennie (49-59), plus d´œuvres produites que dans toute l´histoire de la musique hongroise, tous genres confondus (2). De là jusqu´à nos jours, les compositeurs se sont présentés si nombreux que nous ne pourrions citer ici leurs noms, d´autant que, pour la plupart, nous ne les avons encore jamais entendus. Nous nous bornerons à en mentionner quatre, les seuls dont nous avons eu le loisir d´écouter et apprécier les œuvres. Tout d´abord Sándor Balassa (1935) pour son émouvant opéra „Derrière la porte” („Az ajtón kivül”), puis György Orbán (1947) pour son Stabat Mater. Enfin, pour la nouvelle génération montante. Péter Tóth (1961) qui a su admirablement assimiler et intégrer à sa musique des éléments classiques traditionnels. Mais surtout, plus que tout autre, nous terminerons sur le nom de György Kurtág (1926), le plus célébré d´entre tous. Kurtág qui se dit influencé par l´art de Bartók et particulièrement sensible aux airs populaires de sa Transylvanie natale. De sa nombreuse production, nous retiendrons ces pièces pour piano où il a su merveilleusement intégrer les formes les plus pures de l´art de Bach entremêlées avec les siennes, ce qui est du meilleur effet. Il y a peu, il se produisait encore en concert avec son épouse. Il est aujourd´hui âgé de 95 ans… Sans oublier, formé comme Kurtág à la Hochschule de Berlin, Péter Eötvös (1944) choisi en 1978 par Pierre Boulez pour diriger le concert inaugural de l´IRCAM, puis nommé directeur de l´Ensemble inter contemporain. Particulièrement actif et prolixe, de la musique de chambre à la musique de film.

Des compositeurs que nous avons mentionnés, plusieurs ont vécu ou effectué de longs séjours à l´étranger. Mais… quid de l´inverse ? Des compositeurs venus de l´étranger se sont-ils installés à plus ou moins long terme en terre hongroise ? Oui. L´exemple qui nous vient immédiatement à l´esprit est bien sûr celui de Joseph Haydn. Mais il y en eut d´autres. Haydn qui passa trente années au service des princes Esterházy au château de Fertőd. Et qui nous a laissé, à côté de ses symphonies et quatuors de structure très classique, quelques „Zingarese” à faire pâlir d´envie nos meilleurs ensembles tziganes. Il est vrai que, né à deux pas dans l´actuel Burgenland, il pouvait se sentir un peu chez lui sur le sol hongrois. Haydn, dont le frère Michael fut un moment au service de l´évêque de Nagyvárad en Transylvanie. Puisque nous avons évoqué les princes Esterházy, il est temps de citer un de leurs ancêtres qui, doté de nombreux talents, s´avéra être un excellent compositeur : Pál Esterházy (1635-1713). Homme d´État influent, palatin de Hongrie, Pál Estreházy nous a laissé un recueil de pièces d´inspiration liturgique tantôt à une ou plusieurs voix, tantôt avec choeur et orchestre, rassemblées sous le nom de „Harmonia caelestis” (4). Ce qu´en disent les critiques : „Ces pièces nous révèlent un compositeur très au fait des courants musicaux européens de son époque …. Sa musique donne un avant-goût de cette synthèse des sources d´inspiration diverses qui sera la principale caractéristique de l´école hongroise” (J. Vigué, J.Gergely (2) )

Pour en terminer avec ces compositeurs venus de l´Autriche voisine, nous citerons Joseph Bengraf (1745-1791), attaché à l´église de la Cité de Pest (Belvárosi templom) et son compatriote Johann-Georg Lickl (1769-1842), attaché au diocèse de Pécs. Tous deux nous ayant laissé de fort belles œuvres religieuses, dont des messes - récemment enregistrées – qui rappellent un peu Haydn. Assez proches par leur style du Hongrois Benedek Istvánffy (1733-1778), adepte du mouvement Sturm und Drang, qui fut directeur musical à la cathédrale de Győr. Győr où Albrechtsberger, professeur de Beethoven, occupa un moment la fonction de maître de chapelle.

Comme l´on voit, la musique hongroise est loin de se voir réduite aux quelques compositeurs généralement connus et nous offre une grande richesse. Avec ce léger handicap de ne pas avoir connu les fastes de l´âge d´or baroque en raison de l´occupation turque qui, sur plus de 150 ans (1526-1686), étouffa toute activité culturelle sur une bonne partie du territoire.

Une richesse et une variété qui se reflètent aujourd´hui dans la vie musicale. Jugeons-en. Rien que pour Budapest : cinq orchestres symphoniques (orch. du Festival, orch. National, orh. de la Radio, orch. Máv, orch. d´Obuda) , deux ensembles spécialisés sur instruments anciens (Concerto Budapest, orch. Orfeo) et un orchestre de chambre (orch. Fr. Liszt), à quoi s´ajoute l´orchestre de l´Opéra. (Budapest qui compte deux salles d´opéra, trois auditoriums et deux salles de concert traditionnelles). Sans compter trois orchestres qui œuvrent en province (Pécs, Miskolc, Győr). Ceci pour des formations que l´on peut considérer comme offrant un niveau international, pour un pays six fois moins peuplé que la France.

Tout cela avec à la clé un programme riche et varié proposé aux mélomanes. Action malheureusement interrompue pour les raisons que l´on sait. Espérant que ce ne sera bientôt que mauvais souvenir et que nous pourrons dès la rentrée retrouver nos ensembles favoris pour écouter nos compositeurs favoris, Hongrois ou autres.

Que le ciel nous entende !

(1): prononciation des noms hongrois figurant dans l´article. Verbunkos = verbounkoche, Csárdás = tchardache, Kuruc = kouroutz… Sans oublier Liszt qui se prononce List (et non Litz!!). Si vous rencontrez son nom sur les étagères des commerces d´alimentation, ne vous étonnez pas. Liszt veut dire „farine”….

(2): „La musique hongroise”, Que sais-je?

(3): „Dictionnaire des musiciens”, Microcosme, Seuil

(4): enregistrement disponible sous le label Hungaroton (2 CD)

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