Patchworks, portraits et réalité sociale
Après plusieurs expositions remarquées à la bibliothèque de l’université ELTE, au Collegium Budapest et à la Galerie Racine à Paris, c’est un petit espace associatif, le Zöldike (le verdier), dans le 1er arrondissement de Budapest que le sociologue Gábor Erőss a choisi pour présenter ses angles urbains. Une exposition commune avec la biologiste Orsi Kovács, comme un dialogue entre la ville et la campagne. Dans la lignée des travaux de Pierre Fraser, de l’université de Laval, les photos de Gábor Erőss présentent la « réalité visuelle » du 8e arrondissement, lieu hors du temps, aux contrastes souvent insolites, où coexistent toutes les identités qui forment la société hongroise d’aujourd’hui.
JFB : Vous êtes sociologue et photographe tout en étant très impliqué dans le militantisme politique en Hongrie, quel est le lien entre toutes ces activités ?
Gábor Erőss : Dans la première période de mon activité de sociologue, notamment pour ma thèse, je travaillais déjà sur des images puisque mon sujet était « les représentations de l’Histoire au cinéma ». Je comparais alors les représentations de l’Histoire dans les productions hongroises et françaises. J’ai toujours perçu l’image comme un vecteur essentiel de la réalité sociologique. Ces dernières années, j’ai beaucoup travaillé sur la sociologie de l’éducation. Dans ce domaine aussi, l’emplacement géographique, le tissu urbain dans lequel l’école s’insère est particulièrement bien mis en relief par la photographie. J’ai d’ailleurs utilisé la photo pour illustrer mes livres, pour montrer, par exemple, qu’une école de classe moyenne a une apparence bien marquée, bien différente d’une école d’élèves Roms. Je suis aussi un élu local, je siège au conseil municipal du 8e arrondissement de Budapest et j’ai réalisé la plupart des clichés présentés dans cette exposition en faisant du porte-à-porte lors de la dernière campagne.
JFB : Cette exposition est une exposition commune avec Orsi Kovács, pourquoi avoir décidé d’exposer ensemble ?
Gábor Erőss : J’avais mis certains de mes angles urbains, dont l’idée était de repenser la ville dans une perspective géométrique et des portraits de femmes, habitantes uniques dans leur genre de cet espace urbain, sur Facebook. Orsi avait, elle aussi, mis en ligne des photos présentant une vision particulière de l’Environnement. Des amis communs ont trouvé des complémentarités entre nos photos et ont commencé à associer certaines d’entre elles, d’où notre idée de présenter les photos par paires dans un cadre commun. Les couples se justifient par des correspondances abstraites, Orsi cherche les traces d’histoires, quasiment anthropomorphiques, comme le combat de ce cerf qui s’est retrouvé prisonnier, symbolisé par ses bois et ses os alors que le corps a déjà disparu. Ces bois racontent une histoire, une histoire de vie, comme celles que l’on peut lire sur le visage des gens que j’ai photographiés.
JFB : On retrouve dans vos photos un mélange de présent et de passé, une superposition de situations sociales, un patchwork d’éléments épars qui font sens ensemble, cela résulte-t-il d’une démarche particulière ou est-ce le fruit de l’inspiration du photographe en contexte ?
Gábor Erőss : Il y a un canon de représentation très précis pour montrer cet arrondissement, le 8e, un arrondissement qui est connu surtout pour son côté insalubre et la grande pauvreté qui y règne. Autrefois, c’est aussi là que s’est concentrée, pendant des dizaines d’années, toute une activité de prostitution. Je voulais m’en démarquer, et éviter surtout de tomber dans le misérabilisme, sans nier ou enjoliver la situation…
JFB : Néanmoins, il y a eu l’arrivée, ces dernières années, d’une autre population composée de jeunes employés à la recherche d’appartements bon marché et le quartier change…
Gábor Erőss : Vers la limite extérieure que forme le boulevard mais, sinon, la plupart des immeubles sont restés en l’état et portent encore la trace de cette pauvreté. Malgré le fait que d’anciens terrains vagues soient vendus à des promoteurs et accueillent des immeubles neufs, il reste encore beaucoup de logements insalubres, délabrés, sans toilettes, où vivent des populations dont le quotidien est extrêmement difficile. Les habitations du rez-de-chaussée, par exemple, sont souvent humides et l’air y est irrespirable. J’ai voulu montrer cet ensemble et la superposition des situations qui le compose.
JFB : Quels sont les projets sur lesquels vous travaillez actuellement ?
Gábor Erőss : Je suis chercheur au centre de sciences sociales de l’Académie des Sciences, je suis en train de rédiger un nouveau livre sur les films historiques. Je me remets dans la sociologie du cinéma dont je m’étais éloigné pendant déjà pas mal de temps, depuis mon livre l’Art de l’Histoire paru en 2016 aux éditions de l’Harmattan. Par ailleurs, je suis retourné sur le terrain, dans une grande ville hongroise, que je préfère ne pas nommer car nous sommes encore au stade de l’enquête, pour étudier la ségrégation et les inégalités sociales dont les Roms et autres élèves issus des milieux populaires sont victimes en milieu scolaire et, plus généralement, sur le rapport entre la ségrégation scolaire et les écoles confessionnelles. Bien entendu, je pratique la photo au quotidien, chaque fois qu’une situation, ou un élément dans le paysage urbain, attire mon attention.
Propos recueillis par Xavier Glangeaud
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