Fugato
André Lorant, professeur honoraire des universités, balzacien réputé, bon connaisseur de Proust, s’intéresse de près aux échanges culturels franco-hongrois. Après Le perroquet de Budapest, un livre autobiographique (2002), disponible désormais en traduction hongroise (Kijárat kiadó, 2016), il vient de publier Fugato, un roman musical, érotique et européen.
JFB : Cher auteur, comment présenteriez-vous ce roman ?
A. L. : Mes héros qui forment un couple insolite, Carlo, metteur en scène d’opéras, à la soixantaine élégante, et Giovanna, une violoniste de vingt-deux ans, se rencontrent, vivent une aventure fusionnelle, se séparent, se retrouvent, subissent des crises, se quittent pour toujours, imitant en cela le rythme, la structure libre d’un fugato, une fugue allégée, qui laisse toute la liberté aux motifs tressés. L’histoire amoureuse débute à Lecce, au sud de l’Italie, ville baroque par excellence, se poursuit à Venise, dans un décor non moins somptueux. Des Opéras célèbres (La Fenice, Staatsoper de Vienne, La Scala de Milan) jalonnent leur itinéraire.
JFB : Don Giovanni est-il au centre de votre réflexion ? L’héroïne ne s’appelle-t-elle pas Giovanna ?
A. L. : Probablement. Je dois ajouter cependant que j’estime que Don Giovanni n’est pas un séducteur ordinaire, coureur de jupons. Son admirable duo avec Zerlina, sa sérénade, prouvent musicalement qu’il est capable d’aimer, qu’il ne s’agit pas chez lui d’un simple désir physique. D’autres opéras, Don Pasquale, un miroir tendu à Carlo vieillissant, Pelléas et Mélisande, l’incarnation d’un amour idéalisé, structurent le roman.
JFB : Giovanna est une violoniste douée, un être compliqué, l’avez-vous imaginée à la lumière de la psychanalyse ?
A. L. : Certes, je n’ai pas utilisé les écrits des grands auteurs classiques. Je ne saurais le taire que parmi mes modèles, car il y en avait plusieurs, j’ai découvert des tendances lesbiennes. J’ai essayé de traiter le sujet d’une manière circonstanciée. Giovanna veut-elle se dégager de ses rapports avec Carlo en se réfugiant dans des relations « sororales » ? C’est possible. Se laisse-t-elle envahir progressivement par ce type de pulsions ? Ses partenaires la déçoivent ! Giovanna est névrosée, Carlo ne se rend pas compte à quel point elle est instable ! Je crois que le cas d’Angelo, atteint du virus VIH, n’est pas séparable du cas de Giovanna. J’avais un étudiant d’une grande finesse et d’une belle distinction à qui j’ai voulu rendre hommage. Je crois que même aujourd’hui, il fallait avoir un certain courage pour insérer cette thématique dans le roman.
Il est incontestable que ce livre est passionnel. Mais qu’est-ce qui exprime la passion d’une manière plus adéquate que la musique et, d’après ma propre sensibilité, l’opéra, qu’il s’agisse de Mozart, Verdi ou Wagner.Dans mon roman, je me réfère non seulement à Così fan tutte, l’exaltation du libertinage, mais encore à Boris, Don Carlos, Simon Boccanegra et au Château de Barbe bleue. Que dois-je vous dire à propos de cette œuvre ? Je l’avais vu plus d’une fois à l’Opéra de Budapest, ce souvenir m’est cher, Székely Mihály, Némethy Ella ou Palánkay Klára incarnant les rôles principaux, et Major Tamás récitant les vers d’introduction de Balázs Béla. Voilà précisément un des liens qui existent entre mon écrit autobiographique et le roman. Il y en a d’autres. Une critique américaine estime que Carlo est un alter ego du scripteur du Perroquet.
JFB : Le « pèlerinage à rebours » de Carlo pourra-t-il lui apporter une réponse, un espoir ?
A. L. : Giovanna se trouve entre les mains d’un psychiatre qui essaie de soigner ses pulsions suicidaires. Il suggère à Carlo de disparaître de la vie de son amie. Le metteur en scène sent lui-même que sa pitié est devenue dangereuse et qu’il ne peut plus contribuer à la guérison de la jeune femme. Veut-il sauver sa peau ? Je n’en sais rien. On parle de la vie indépendante de certains personnages imaginaires – il me semble que c’est vrai et que je ne le connais pas assez. Au début du roman, il arrive du Nord, de Milan, pour atterrir dans le Sud. A la fin de l’œuvre, il remonte vers le Nord, s’attarde successivement à Naples, à Rome, à Venise, à Bergamo, étapes de son « pèlerinage à rebours ». A chaque en droit, il cherche la musique, exilé qu’il est de l’Amour. Rentre-t-il apaisé, comme il semble le prétendre ? Je n’en suis pas sûr. Il sera marqué par son aventure amoureuse peu commune jusqu’à la fin de sa vie. C’est mon impression. Le roman est trop laconique à ce sujet ou, tout simplement, il respecte les secrets du personnage ou ne perçoit pas son futur.
JFB : Vous êtes d’origine hongroise, héritier d’une culture de Mittel-Europe, celle de Stefan Zweig, de Schnitzler ou de Freud. Quelle est la place de cette culture dans votre roman ?
A. L. : Elle est grande très certainement. A ce propos, je me permets, sans éviter la réponse à votre question, une remarque générale : peut-on imposer sa propre vision de la culture à l’Autre ?
Voilà une question qui me taraude. Avouons que Giovanna est peu perméable aux suggestions culturelles de Carlo. Voire… La culture que Carlo propose (impose ?) à Giovanna ne contribue-t-elle à détruire leurs relations ? Je suis du côté de Carlo et la terrible nostalgie de la culture occidentale, universelle qui m’a fait vivre derrière le rideau de fer, m’anime encore aujourd’hui. Il existe tout un réseau subliminal culturel qui irrigue le texte. Les années d’apprentissage de Wilhelm Meister de Goethe, Hamlet de Shakespeare, mais aussi des mythes de natures diverses, ceux de Casanova ou de Don Giovanni ; ils sont présents dans le texte. Et bien sûr, à propos du couple insolite d’un homme d’un âge certain et d’une jeune femme, je me suis inévitablement souvenu du vers d’Ady : « Valamikor lányom voltál », « Naguère tu fus ma fille ». Il s’agit d’un inceste légitime, dois-je le souligner ?
JFB : Quand verrons-nous la version hongroise de votre roman ?
A. L. : Je crois savoir que la version originale est disponible à la librairie Latitudes dans les locaux de l’Institut français, Fő utca. Mais votre question m’encourage à y penser. Je vous en remercie sincèrement.
Propos recueillis par Éva Vámos
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