Image de la France en Hongrie ou la culture française dans les manuels scolaires après Trianon
Rencontre avec Catherine Tamussin
Tamussin a porté jusqu’en Grèce l’exemple de la Hongrie à l’occasion du colloque international de la SIHFLES qui s’est tenu à Athènes en mai dernier sur la culture dans l’enseignement du français. Dans son étude, elle a révélé un chapitre jusqu’ici très peu exploré, où l’on voit que, même au cœur d’une période de vives tensions entre la France et la Hongrie après la signature à Trianon du traité de paix qui a tant amoindri le pays magyar, l’image de la culture française dans l’enseignement n’en est pas moins restée positive car porteuse de valeurs universelles.
Catherine Tamussin a reçu la médaille Aurélien Sauvageot pour l’amitié franco-hongroise.
Nous l’avons rencontrée après son retour du colloque.
JFB : Vous avez enseigné en Hongrie à des publics très différents à l’université, au lycée ainsi qu’aux enfants. Vous êtes d’ailleurs co-auteure d’un manuel de français destiné aux enfants hongrois. Vous êtes franco-italienne et avez travaillé aussi dans divers pays européens. Finalement, qu’est-ce qui vous a amenée à vous intéresser à l’enseignement du français après Trianon en Hongrie ?
Catherine Tamussin : En préparant un doctorat à l’INALCO à Paris, j’ai cherché un thème en concordance avec ma double formation en sciences politiques et en didactique du français langue étrangère. Quand je suis venue en Hongrie, il y a bien longtemps déjà, comme la plupart des français qui arrivent pour la première fois dans ce pays, j’étais tout à fait ignorante sur certains points mais j’ai très vite été informée sur le traité de Trianon qui n’est malheureusement jamais cité dans les livres d’histoire français qui se concentrent plus sur les relations franco-allemandes et donc sur le traité de Versailles.
En lisant les Souvenirs de ma vie hongroise, où Aurélien Sauvageot évoque ses années comme lecteur de français à Budapest après la première guerre mondiale, j’avais été frappée par le nombre d’intellectuels et d’artistes hongrois qu’il avait rencontrés et surtout par leur attachement à la culture française. Après tout, cette période de crise dans les relations diplomatiques et culturelles franco-hongroises pourrait être considérée comme défavorable au développement de la culture et de la langue française en Hongrie.
En Allemagne, par exemple, suite aux réparations irréalisables imposées par le traité de Versailles et surtout après l’occupation de la Ruhr en 1923, la tension politique franco-allemande s’est traduite par le boycottage et la chute de l’enseignement du français dans le pays.
La relation positive des Hongrois à la langue et à la culture française a-t-elle pu être indépendante des contingences politiques ? C’est la question que je me suis posée. J’ai donc étudié l’évolution de l’enseignement du français après Trianon.
Par ailleurs, j’ai analysé si ce contentieux historique de Trianon avait eu une incidence sur l’image de la culture française répandue dans les manuels de français de l’époque. J’ai abordé ces questions dans ma communication au colloque de la SIHFLES à Athènes.
JFB : Qu’est-ce que la SIHFLES ?
C.T. : C’est une association dont le siège est à l’INALCO à Paris. Créée en 1987 elle regroupe des chercheurs, des didacticiens et des praticiens de l’enseignement du français langue étrangère ou langue seconde venant tous d’horizons géographiques et universitaires très variés.
A ses débuts, le groupe de la SIHFLES a été animé par André Reboullet, qui a longtemps été aussi rédacteur en chef de la revue Le Français dans le monde. Cette société internationale a pour but de promouvoir une vision historique de l’enseignement du français car l’innovation pédagogique gagne à être mise en perspective avec l’expérience et le savoir accumulés par le passé. Pour cela, l’association publie une revue semestrielle appelée Documents de la SIHFLES qui est d’ailleurs consultable sur le site de la SIHFLES et sur revues.org. En mai dernier, Despina Provata, professeure à l’université d’Athènes et vice-présidente de la SIHFLES, a coordonné l’organisation de ce colloque sur la culture dans l’enseignement du français aux 19e et 20e siècles, qui s’inscrit dans le sillage des nombreuses manifestations scientifiques de haut niveau que l’association réalise chaque année.
JFB : Quelles ont été les principales questions abordées sur le sujet et quelles impressions gardez-vous de ce colloque ?
C.T. : C’était pour moi une occasion exceptionnelle de rencontrer des spécialistes éminents de l’histoire de l’enseignement du FLE. Je suis très reconnaissante pour les questions, suggestions et informations que j’ai reçues. Elles m’ont été d’une grande aide pour préciser, affiner, réviser ma propre réflexion.
J’ai beaucoup apprécié l’approche générale à la fois théorique et pratique. Elle a permis une vision synthétique des grands mouvements d’idées en relation directe avec leurs applications, à travers l’analyse de manuels de français provenant de nombreux pays d’Europe, de la Russie à l’Angleterre en passant par la Géorgie, la Turquie, l’Europe centrale et orientale, l’Allemagne, l’Europe méditerranéenne, mais provenant aussi d’autres pays hors d’Europe, comme la Palestine et les ex-colonies françaises.
La démarche a consisté, comme l’a dit Javier Susó Lopez, le président actuel de la SIHFLES, à dégager les paradigmes et courants de pensée sur la langue-culture-civilisation, afin de voir comment ils se sont manifestés et comment ils ont évolué dans l’enseignement du français dans les différentes parties de l’Europe et du monde. Cela a permis de saisir les interactions et influences, les développements successifs ou synchroniques au cours des 19e et 20e siècles.
JFB : Concernant la Hongrie et l’enseignement du français, quelles ont été les influences dans l’enseignement de la culture française après Trianon ?
C.T. : Pour des raisons historiques et géographiques, les idées pédagogiques de source germanique ont continué à exercer une grande influence dans la Hongrie de l’entre-deux-guerres. Ainsi, dans les instructions officielles de 1924 pour les lycées, apparaît un nouvel objectif spécifiquement « culturel » dans l’enseignement des langues. Rattaché à la conception allemande de Kulturkunde, il vise à introduire dans l’enseignement de la littérature étrangère une approche psychologique. L’analyse des textes littéraires doit permettre de dégager les caractéristiques principales de l’esprit d’un peuple. On cherche à en comprendre la mentalité et la sensibilité. Dans les manuels de français, les textes ne sont plus regroupés par courant littéraire mais selon une classification thématique sur la nature de l’esprit français : génie oratoire, esprit de société, etc..
Très séduisante en théorie, cette approche a eu des résultats douteux en pratique, comme l’a souligné Marcus Reinfried, professeur à l’université d’Iéna et vice-président de la SIHFLES, dans sa présentation sur l’enseignement scolaire de la culture française en Allemagne. En effet, dans le contexte de francophobie régnant alors en Allemagne, l’interprétation a entraîné des généralisations et des stéréotypes sur la rationalité, la fierté, la vanité, la superficialité du peuple français. Basée sur une analyse comparative entre culture nationale et étrangère, où la culture d’origine conditionne la perception, cette approche a été instrumentalisée, surtout sous le 3e Reich, à des fins nationalistes et racistes pour éduquer aux valeurs de la germanité.
JFB : Qu’en est-il des manuels hongrois de français à cette époque ?
C.T. : On trouve des traces de cette approche psychologique et comparative visant la compréhension de la mentalité du peuple français mais elle est intégrée à la dimension traditionnelle de formation esthétique et reliée aux valeurs universelles véhiculées par la littérature française. Il n’y a pas d’instrumentalisation négative des différences culturelles. La comparaison entre les deux cultures se fait au contraire par un processus de double valorisation. C’est le cas, entre autres, du manuel de français de Géza Bárczi.
JFB : Géza Bárczi a donc écrit un manuel de français…
C.T. : Effectivement, linguiste renommé, il est plus connu en tant qu’universitaire pour ses écrits sur la langue hongroise. Cependant, durant vingt ans, pendant l’entre-deux-guerres, il a été un professeur de français remarquable dans le secondaire et il a aussi formé de nombreux futurs enseignants de français au lycée pilote de l’université de Budapest.
Dans son manuel de français, je citerais comme exemple une leçon qui illustre cette approche culturelle comparative. Elle se présente sous la forme d’une lettre d’un jeune hongrois en voyage à Paris qui écrit à son ami resté à Budapest. Il raconte sa soirée à la Comédie française. Il met en avant le répertoire élevé qui rappelle le Théâtre National hongrois. Molière est joué de manière burlesque et non psychologique comme en Hongrie, écrit-il. Il est étonné aussi par la façon déclamatoire de jouer les tragédies. Cela lui semble d’abord un peu ridicule puis il dit s’y être habitué et comprendre ainsi la beauté vraiment française de ces œuvres. Il admire le public constitué d’habitués érudits qui connaissent par cœur leurs auteurs et il regrette qu’ils ne mettent pas autant d’application à connaître les littératures étrangères et soient si mal renseignés sur « notre pauvre pays ».
Cette dernière réflexion reflète l’asymétrie des rapports culturels franco-hongrois, les Hongrois cultivés connaissant mieux la culture française que les Français cultivés la culture hongroise. La comparaison entre les deux cultures est aussi intéressante car elle aboutit non seulement à une acceptation de la différence mais aussi à son appréciation. C’est un exemple, parmi tant d’autres, qui montre que la représentation de la culture française est restée positive dans l’enseignement. Malgré les tensions diplomatiques et les divergences politiques entre les deux pays, il est intéressant de constater qu’au niveau des enseignants, qui sont les principaux transmetteurs de culture, la langue française, à travers sa littérature, reste porteuse des idéaux de liberté, d’indépendance d’esprit qui transcendent les contingences politiques.
Ceci peut s’expliquer en partie par le rôle spécifique que la culture française a pu jouer au fil de l’histoire en Hongrie comme contrepoids à la prédominance de la langue et de la culture germaniques. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit du choix conscient d’un certain nombre d’enseignants qui, pour certains, avaient même eu à souffrir de la situation politique entre la France et la Hongrie. Parmi les enseignants auteurs de manuels, il y a Gyula Theisz qui avait perdu son fils durant la première guerre mondiale. Il y a Géza Bárczi qui avait étudié à la Sorbonne comme boursier en 1914 et avait été interné dans le camp de l’île de Noirmoutier comme ennemi de guerre. Tous deux étaient originaires de territoires retirés à la Hongrie par le traité de Trianon. En tous cas, si cette absence d’amalgame entre politique et culture, peut sembler évidente au regard d’une certaine tradition intellectuelle francophile hongroise, elle me semble digne d’être mise en lumière pour la connaissance et le respect mutuel entre les deux pays car la question de la culture et des valeurs qu’elle véhicule touche à notre humanité.
Propos recueillis par Éva Vámos
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