Aram Kebabdjian : Les désœuvrés au Festival international du livre à Budapest

Aram Kebabdjian : Les désœuvrés au Festival international du livre à Budapest

Entouré d’écrivains venus de toute l’Europe, à une table ronde, nous avons rencontré Aram Kebabdjian, écrivain parisien qui représente la France avec son premier roman Les Désœuvrés. Il nous a confié ses premières impressions du Festival, puis il a évoqué l’art contemporain et la situation des artistes, non sans ironie, tel qu’on peut le découvrir dans son roman dont le public hongrois a eu un avant-goût grâce aux traductions publiées dans le 100e numéro de Magyar Lettres Internationales, tête de file de la presse littéraire, et dans d’autres publications du Festival.

 

JFB : Aram Kebabdjian, arrivé à Budapest sous un soleil radieux, vous sortez d’une table ronde dédiée à des questions très graves concernant l’Europe, son présent et son avenir. Quelles sont, pour commencer, vos impressions à l’issue du débat ?

Aram Kebabdjian : Venant de France, je suis heureusement surpris de voir que l’on demande aux jeunes écrivains de prendre la parole sur les questions aussi cruciales que celles de l’avenir de l’Europe. Mais je me sens aussi très démuni. Il semble que je sois l’héritier d’une forme de tradition littéraire qui se détache de l’actualité politique, sans doute pour aborder ces problèmes d’un autre point de vue, à travers la fiction, et donc de façon lointaine.

Prendre la parole sur l’actualité me parait d’autant plus délicat venant de France qu’il existe depuis quelque décennies une sorte de maladie de l’engagement dont j’ai appris à me méfier. L’intellectuel se doit d’avoir un positionnement sur l’échiquier politique, les artistes, les écrivains, les acteurs tiennent des discours sur l’état du monde et réagissent sur les “sujets de société”. Ils s’insurgent, se révoltent, s’indignent. Mais cette posture se résume la plupart du temps à un effet de manche et chacun reste surtout préoccupé par l’évolution de sa carrière. Les Désœuvrés est en partie marqué par cette comédie. Dans un milieu comme celui de l’art contemporain, tel qu’il peut-être observé à Paris, avec ses collectionneurs, ses marchands, ses critiques d’art et son ministre, la basse politique reste la norme. Les acteurs de cet univers, fermé sur lui-même, ne nourrissent un intérêt que très relatif pour les questions internationales et la chose publique. Aussi, est-il bon autour de cette table ronde, ici à Budapest, d’entendre quelqu’un vous rappeler qu’il faut garder un œil grand ouvert sur le monde, que l’on soit écrivain ou non.

JFB : Mais pourtant ce milieu d’artistes et de galeristes, les Beaux-arts à Paris sont célèbres et reconnus dans toute l’Europe...

A.K. : Tout cela appartient à l’histoire. S’il reste la structure étatique, un Ministère de Culture et tout un chapelet d’institutions, la vitalité qui était celle de Paris au début du 20ème siècle jusqu’au milieu du 20ème siècle n’existe plus. Aujourd’hui, les artistes ne courent plus pour aller à Paris, ils vont à Berlin, à Londres, à New-York, certains en Asie. Le marché de l’art parisien est de plus en plus petit, les grands collectionneurs qui font et défont le marché ne sont pas en France, et les quelques exceptions que l’on pourrait citer ne sont finalement qu’un reliquat de quelque chose qui semble avoir disparu, si tant est que cela ait jamais existé (n’oublions pas que les impressionnistes n’ont pas été achetés par des Français). Aujourd’hui, la ville de Paris et les châteaux de la Loire apparaissent comme une extension de Disney Land. Ce qui n’est peut-être pas une si mauvaise réincarnation que cela pour le rayonnement de la France !

JFB : C’est votre premier roman, mais vous avez un parcours artistique derrière vous en tant que photographe. Vous êtes impliqué au monde de l’art contemporain. Comment l’idée - d’écrire ce roman – vous est-elle venue ?

A.K. : Il se trouve que je suis fils d’antiquaires et de marchands d’art et que j’ai grandi dans les salles des ventes, dans les galeries et les marchés aux puces. L’appartement de mes parents s’est souvent transformé en galerie, ce qui m’a permis de rencontrer des artistes plus ou moins célèbres. Mon arrière-grand-père Melkon Kebabdjian était lui-même un peintre important de la diaspora arménienne à Paris, au début du 20ème siècle. Comme un vieil éléphant, il a voulu rejoindre sa mère patrie pour y mourir et a légué son œuvre au Musée de Erevan, une peinture très forte, qui n’a pas été mise en valeur depuis, ce que je trouve regrettable.

Cette proximité avec le monde de l’art a très tôt éveillé en moi le désir d’être un artiste – ce que je me suis amusé à raconter ce matin aux étudiants français de l’Université de Budapest : à six ou sept ans, avec mes camarades de classe, j’ai décidé un jour de fonder un groupe artistique sur le modèle de COBRA ; il y avait là un hongrois, un portugais et un allemand. On s’est inventé une signature commune, on a dû faire quatre ou cinq dessins avec enthousiasme, puis le mouvement s’est arrêté. Grand début ! Un peu plus tard, j’ai fait de la photographie, ce qui a donné lieu à quelques expositions et quelques publications. Mais finalement l’écriture a pris le pas sur le reste. Du moins, j’ai le sentiment qu’en écrivant, je tente d’unifier toutes ces velléités dans quelque chose de plus stable.

Un jour, en feuilletant mes carnets de notes, je me suis aperçu qu’ils étaient peuplés de projets d’œuvres en souffrance : des séries de photographies, mais aussi de sculptures, d’installations, de vidéos, de tableaux ; projets qui, pour la plupart, se situaient aux limites du possible. Et c’est ainsi que l’idée du livre est née. Plutôt que de tenter de produire ces peintures avec des tubes et des pinceaux, de la sculpture avec un marteau et un bloc de pierre, en vue d’une exposition quelconque, j’allais les rendre visible par le pouvoir évocateur des mots. Chacun de ces vieux projets se retrouve ainsi au cœur d’un des chapitres des Désœuvrés. Mais ce n’est là que le premier germe. Car il a fallu inventer les artistes qui allaient créer ces œuvres et le monde qui gravitait autour. On retrouve ainsi Gabriel Garousse, qui est un galeriste affairiste, proche du ministre et qui fait de grandes expositions très médiatiques. Il y a un directeur de musée, un critique d’art, des collectionneurs bien sûr et plus généralement tout ce qui doit exister pour assurer le bon fonctionnement de ce petit milieu. Ces personnages sont comme des figures d’un théâtre de marionnettes, où les artistes qui souffrent et parfois réussissent occupent le centre de la scène. C’est à la destinée contrastée de certains d’entre-eux que le livre tente de donner vie.

JFB : On assiste à l'évolution de ce petit monde de la culture - comme vous le dites - qui n'est pas innocent et dont les lois n'ont pas beaucoup changées depuis des siècles - derrière les coulisses on remarque une hiérarchie féodale, de la soumission dans le cas des artistes qui n'ont que peu de chance de s'échapper de leur quotidien triste et voué à la pauvreté. Vous dites que vous vous éloignez de la politique - mais ce livre, cette parodie des mécanismes de la vie artistique est révoltante. Croyez-vous que le temps est figé dans ce milieu et qu'il y a si peu d'espoir pour l'épanouissement d'un artiste ?  

A.K. : La vie d’artiste est injuste et je ne vois pas comment elle pourrait cesser de l’être ! On passe des heures, des semaines, des mois, parfois une vie entière à travailler comme un acharné, sur des bouts de toile, avec une chambre noire, un stylo et du papier. Et après votre mort, quelqu’un, quelqu’un qui vous a aimé ou un inconnu, pousse tout cela dans une benne à ordure. Comment voulez-vous qu’il en soit autrement ? Il n’y a de place que pour une poignée de noms dans l’histoire de l’art ; tous les autres sont voués à l’oubli, sinon à la disparition. La standardisation du goût, la recherche actuelle des grands noms, des signatures incontestables, ne va rien arranger à cet état de fait. Certes, on ne cesse de construire de nouveaux musées, de nouvelles fondations d’art, mais il n’y a sans doute jamais eu autant d’artistes sur terre qu’aujourd’hui. Des centaines de milliers, peut-être des millions ! Et votre ardeur à l’ouvrage ne suffit en aucun cas à vous ouvrir les portes de la reconnaissance, qui est tout sauf démocratique. Ceux qui réussissent, comme pourrait le noter Pierre Michon, apparaissent effectivement comme des rois.

JFB : Y a-t-il entre toutes ces figures d’artistes, quelques-unes que vous préférez aux autres et qui portent un peu de votre caractère ?

A.K. : Évidemment, il y a un peu de moi dans chacun de ces personnages de fiction, à un endroit ou à un autre. On n’arrive jamais à se défaire totalement de cette gadoue ! Mais j’ai aussi emprunté énormément autour de moi. Chaque artiste constitue une hybridation de différentes influences, de différentes observations. Proust disait que chacun de ses personnages était un caveau où il n’arrivait plus à se souvenir quels étaient les corps qu’il y avait enterré. Mike Bromberg, sans me ressembler, porte un peu de moi et de mille autres cadavres, mais lui-même ressemble tellement à ce qu’il produit et expose. Généticien de formation, passionné d’entomologie, orphelin de père, il a progressivement décidé de tenter de créer des espèces mutantes d’insectes, en hybridant par exemple un papillon et un moustique, ou une abeille et une araignée. Il expose à la galerie K&S, qui vend comme des bijoux, ces chimères qui vivent rarement plus de quelques heures. Dolorès Klotz, à moitié vivante à moitié zombie, est le point de rencontre indéchiffrable de plusieurs figures féminines, qui se sont associées pour produire l’artiste phare des Désoeuvrés. Elle apparaît huit ou neuf fois au fil du roman et sert de guide. On voit sa carrière progresser pas à pas depuis les premiers chapitres jusqu’aux derniers. Son prénom est en quelque sorte le programme de son profil psychologique. C’est une artiste fragile, complexe, complexée et tourmentée. Ses œuvres, de plus en plus minimalistes et conceptuelles, finissent par se fondre totalement dans le livre. Son galeriste, Gabriel Garousse a toutes les manies du grand et du petit marchand, il est menteur, vaniteux, mégalomane, il aime l’argent, porte des mocassins vernis, souffre de voir ses cheveux tomber, mais il n’a qu’un seul espoir : voir entrer Dolorès dans les collections du musée des arts contemporains. Ce qu’il ne réussira qu’à moitié. Mais aussi terrible soit-il, ce galeriste porte aussi la marque du marchand que je suis.

JFB : Vous avez décrit plusieurs aspects de la problématique de la vie artistique. Comment cela se passe-t-il aujourd’hui ? Faut-il du talent ? Ou bien de la chance ?

A.K. : J’imagine qu’il faut surtout beaucoup d’entregent. Aujourd’hui, l’artiste comme l’écrivain s’est transformé en représentant de commerce de sa propre production. On lui demande d’être présent, de jouer un rôle, d’être habillé d’une certaine façon, d’intriguer, d’inquiéter, bref d’incarner physiquement son œuvre. Ainsi on espère pouvoir le toucher, le prendre en photo, peut-être même le filmer. Vous devez être dans de bonnes galeries, avoir bonne presse, être vu, dans les grands événements... Mais à quoi tient le succès ? Fondamentalement, je l’ignore. La recette d’une réussite artistique est assez mystérieuse. Elle repose en partie sur des qualités intrinsèques, mais il s’agit aussi trop souvent d’une pure entreprise de communication. Beaucoup de choses sans intérêt reposent sur une maigre idée, simple à exprimer, qui reflète quelques tendances actuelles, très séduisantes, et occupent ainsi sans peine le devant de la scène. Ces choses-là sont fort heureusement destinées à être balayées dès que l’intéressé sera passé de mode. Et il y a évidemment de grands artistes, qui ont su construire de grandes œuvres, qui sont reconnus et le resteront j’espère. Je n’en ai pas le moindre doute en vérité. Mais comment ont-ils réussi? Cela fait sans doute parti de leur génie.

Propos recueillis par Éva Vámos

Photos: Aram Kebabdjian

Tableau : Melkon Kebabdjian

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