Gábor Farkas : « J’emmène la musique hongroise très loin »
L’un des disciples de Ferenc Liszt, pianiste Magyar le plus célèbre du 19ème siècle. Ainsi est perçu Gábor Farkas par les mélomanes européens et internationaux. Son dernier passage en France remonte au 14 avril. C’était en compagnie du violoniste Kristóf Baráti, grâce à la Société de Musique de Chambre de Marseille. Le 4 février 2014, ce binôme avait été présenté comme la fine fleur de la musique hongroise au théâtre du Jeu de Paume d’Aix-en-Provence. Rencontre.
JFB : Quelle est ta conception de la musique hongroise ?
G.F. : La musique hongroise en tant que telle est complexe. On peut parler de musique classique hongroise, et de musique « non classique » hongroise. La musique « populaire » l’est autant. Jusqu’à la fin du 19ème, celle-ci était vue comme une analogie de la musique jouée par les tsiganes suivant les premiers violonistes dans les locaux des tavernes et des cabarets. Liszt lui-même avait tort de la considérer comme « musique hongroise ». Elle en fait incontestablement partie, mais le véritable son folklorique hongrois est celui que Bartók et Kodály ont tenté de rechercher avec leur baluchon sur le dos.
J’ai grandi dans cette culture.. Mes études n’étaient pas seulement alimentées par la musique classique, notamment celle de Liszt, qui s’est déclaré hongrois à ma plus grande fierté, mais aussi celle de Bartók et Kodály et d’autres précurseurs bien moins réputés, tels que Mosonyi, Rózsavölgyi, Lavotta, Bihari et bien sûr Erkel. On en parle peu, mais ils sont aussi importants.
JFB : Depuis 2010 tu as traversé l’Europe: Londres, Salzburg, Weimar, Berlin, Bayreuth et une douzaine de villes allemandes, Helsinki, Vienne, Venise, Rome, la Sicile, puis Utrecht, Varsovie, Riga, Vilnius. Plus, dans le cadre du Liszt Nuit Tour International, la Chine, dont Nanjing, Changsha, Pékin, Shenzhen, Guangzhou, Shanghai. Puis Calgary, Phoenix, Sakata, Tokyo, et Seoul. Avant ton concert au jeu de Paume d’Aix-en-Provence, avais tu déjà joué en France ?
G.F. : Oui. En 2001, j’ai joué au Parlement Européen de Strasbourg, à l'occasion d’une cérémonie de remise des prix. Auparavant, j’ai donné un concert dans une petite salle au Théâtre du Chatelet, à Paris. Je m’en souviens bien, c’était au moment où Pierre Boulez dirigeait Bartók (juin 2006, ndlr).
JFB : À Strasbourg, tu as aussi reçu la bourse de la Fondation européenne de la Culture. Ton premier disque, “Une soirée avec Liszt”, paru en novembre 2008 chez Warner Music Hungary, a obtenu le “Grand Prix” et la Franz Liszt International Society l’a consacré “Meilleur enregistrement de Liszt en 2009”. Quel a été le moment le plus décisif au cours de ta carrière ?
G.F. : Du point de vue des concerts, c’était bien celui de 2001 qui m’avait lancé. Mais ma popularité est venue avec l’enregistrement en 2008. Ici, en Hongrie, à l’Académie de Musique, on ne nous apprend pas comment développer une carrière. La maîtrise de l’instrument supplante tout autre type de savoir.
JFB : As-tu déjà eu l’impression d’emmener l’œuvre de Liszt ou d’autres compositeurs hongrois à une distance très lointaine ? Dans tous les sens du terme…
G.F. : Je sens réellement le poids de cette mission lorsque je joue devant un public pas très ouvert à la culture européenne. Jouer la Fantaisie hongroise de Liszt avec l’Orchestre Symphonique de Hanoi au Vietnam, c’était un challenge. Vous devez expliquer à l’orchestre symphonique numéro 1 du Vietnam quel est le vrai rythme hongrois et lui faire comprendre qu’il ne faut pas jouer les notes telles qu’elles sont écrites sur la partition mais un peu plus aigu. Car la fantaisie intercalée de passages aigus est très caractéristique de cette œuvre et sonne un peu différemment de ce qui est marqué sur le papier. Par tradition on sait qu’il faut interpréter un peu autrement, mais Liszt ne l’a pas mentionné, même si je pense qu’il aurait pu. Dans des cas pareils, j’emmène effectivement la musique hongroise très loin.
Je m’aperçois surtout en Asie que le public écoute avec curiosité le musicien hongrois jouant Liszt ou Bartók. Les gens s’intéressent aux ajouts qu’un local peut incorporer à l’œuvre. À mon avis, nous sommes tout aussi attentifs lorsque nous entendons Jean-Yves Thibaudet ou un autre musicien français reprendre les œuvres des grands compositeurs hexagonaux. Saint-Saëns s’appropriait Ravel d’une manière exemplaire. Nous avons une certaine responsabilité dans l’interprétation des œuvres.
JFB : D’après Tamás Vásáry, qui était ton professeur, tu es un virtuose doublé d’un poète! Lequel de ces deux caractères sens-tu le plus fortement en toi et te semble plus important pour un pianiste ?
G.F. : Si un grand maître comme Vásáry a un tel avis, c’est un immense honneur. Par contre il est difficile de répondre. D’une part, la domination de l’un ou de l’autre dépend de l’œuvre. Avoir les deux extrémités ou les deux tempéraments en soi est une bonne chose, car jouer une pièce poétique comme un virtuose ou une pièce virtuose comme un poète me paraît ardu, ça dépend de la pièce. D’autre part, notre lien, notre proximité émotionnelle avec l’œuvre dépend de nos états d’âme et de notre personnalité. Il est difficile de l’exprimer avec des mots, mais sur le clavier, je pourrais le montrer.
Propos recueillis par Csilla Katona
Photos : Csilla Katona
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