Opéra de Budapest : après plus de trente ans d'absence, reprise de l'Idoménée de Mozart

Opéra de Budapest : après plus de trente ans d'absence, reprise de l'Idoménée de Mozart

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Idoménée fut créé le 29 janvier 1781 au théâtre Cuvilliés de Munich, sur commande du Prince Électeur de Bavière à l’occasion du carnaval. Malgré le succès remporté, l’opéra ne connut que trois reprises pour n’être à nouveau donné que cinq années plus tard lors d’une représentation privée à Vienne (pour laquelle Mozart apporta quelques modifications, ajouts et coupures). Mozart connaissait bien la cour et son orchestre qui venaient de déménager de Mannheim où il les avait fréquentés. Une formation réputée pour être alors une des meilleures en Europe, aussi Mozart prit-il cette commande à cœur. Un certain Varesco, prêtre attaché à la cour de Salzbourg, en conçut le livret, s’inspirant d’un opéra donné en France en 1712 sous la plume du compositeur André Campra (sur un livret d´Antoine Danchet). Le sujet reprend une légende issue du monde hellénique, qui sera également reprise par d’autres compositeurs.

L’action se déroule dans l’île de Crète. Le roi Idoménée, rentrant de la guerre de Troie, essuie une violente tempête et fait vœu au dieu de la Mer de sacrifier le premier être humain qu’il rencontrera en débarquant. Il se trouve que c’est son propre fils, Idamante, aimé de la princesse troyenne Ilia (captive), qui se présente à lui. Le roi tente de le faire échapper à la mort en l’envoyant accompagner la princesse grecque Electre à Argos. Au grand dépit d’Ilia, Electre, sa rivale, étant elle-même éprise d’Idamante. Là-dessus, Neptune, irrité, fait surgir des flots un monstre marin qui ravage l’île. Alors qu’Idoménée, respectant son vœu, se prépare à immoler son fils, celui-ci combat le monstre et le tue. Les dieux lui font alors grâce, mais Idoménée devra abdiquer et Idamante montera sur le trône où le suivra Ilia, au grand désespoir d’Electre, prise de folie.

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Une partition à laquelle le jeune Mozart s’attela avec le plus grand soin, s’impliquant également dans la rédaction du livret. Dix ans après Mitridate et Lucio Silla, Mozart s’attaque pour la première fois à un opera seria en tant qu’œuvre de maturité. D’autant plus motivé qu’il bénéficie pour cela de conditions idéales. Et pour quel résultat ! Sur les traces de Gluck, mais sans pour autant l’imiter, Mozart conçoit ici l’opera seria, jusque-là suite d’airs isolés destinés à faire valoir les talents d’un chanteur, désormais traité comme une suite logique quasi continue, les différentes interventions s’enchaînant sans coupure (transitions habilement assurées par un jeu de modulations, récitatifs et dialogues désormais chantés). Autre particularité (déjà présente chez Gluck) : le rôle important joué par les chœurs (qui interviennent à neuf reprises). Deux pages particulièrement réussies : au deuxième acte, le touchant air d’Ilia exprimant la douleur de la patrie perdue compensée par la joie de l’amour né en elle („Se il padre perdei”); plus loin, au troisième acte, le fameux quatuor réunissant Idamante, Ilia, Electre et Idomémée. („Andró ramigo e solo”, Idamante s’apprêtant à affronter le monstre tandis qu’Ilia déclare vouloir le suivre jusqu’à la mort, suscitant la jalousie d’Electre.) Un moment fort.

Une œuvre qu’il fallut attendre le XXe siècle pour la voir inscrite au répertoire des grands Opéras. Telle Budapest où elle ne fut donnée qu’en 1979, puis en 1993 (version concert) et qu’il faudra encore attendre de nombreuses années pour la voir reprise avec la production de ce soir, mise en scène par András Almási-Tóth. La distribution : le ténor Szabolcs Brickner en Idoménée, la mezzo Gabriella Balga incarnant son fils Idamante, la soprane Emőke Baráth en Ilia et la soprane Zsuzsanna Ádám dans le rôle d’Électre. L’Orchestre et les chœurs de l’Opéra étant placés sous la direction de Balázs Kocsár et le ballet assuré par les élèves de l’École de danse.

Une action que le metteur-en-scène transpose à notre époque, mettant l’accent sur la confrontation entre l’homme et la nature et ses défis, tel le réchauffement ou encore la pandémie. „Idoménée met en relief le danger encouru après des siècles, des millénaires, qui ont façonné notre culture. Nous trouvant soudainement confrontés aux questions les plus élémentaires : la vie, la mort, l’anéantissement ou la survie. Une approche qui dépasse le simple thème des deux amants issus de camps opposés, à première vue surprenante. Mais peut-être pas tant que cela, pour une pièce se déroulant sur fond de tempêtes. Impuissance des humains confrontés au déchaînement des éléments provoqués par la colère des dieux. Alors ?

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Le décor, tout d’abord : formé de deux corps de bâtiment percés de loggias où apparaissent de temps à autre les personnages, l’un des bâtiments laissant voir ses intérieurs par un jeu de scène pivotante. Intérieur représentant au dernier acte un hôpital où sont recueillies les victimes des ravages qui sévissent sur l’île (référence claire à la pandémie). Sur le côté, un petit terre-plein (représentant le rivage). Au centre, des écrans illustrant le déroulement de l’action. Pour les costumes, rien de très particulier, sinon que de signaler un Idoménée sanglé dans un uniforme symbolisant sa fonction royale, une Ilia vêtue d’une longue robe noire parsemée de fleurs et une Electre toute en blanc tout au long de l’action, apparaissant dans la scène finale engoncée dans une large robe aux pans couverts de fleurs, surmontée d’une coiffure dorée formée par un nœud de serpents, évocation de la Méduse (dans un air de furie qui la montre au bord de la folie). Une petite touche d’humour bienvenue, enfin : au début du dernier acte, apparition surprise d’un chien (!), visiblement à l’aise, … censé représenter le monstre ?

La musique, dans tout cela ? Belle prestation des chanteurs, notamment de la soprane Emőke Baráth incarnant une Ilia touchante, presque ingénue, à la voix d’une grande pureté. Tout aussi brillante, la mezzo Gabriella Balga pour lui donner la réplique, incarnant un Idamante héroïque à la voix chaude, agréable. Toutes deux délicieuses dans un duo où les amants se déclarent leur flamme (début du troisième acte).

Également bien campé, le personnage d’Idoménée idéalement interprété par le ténor Szabocs Brickner. Le tout fort bien joué, moyennant une légère réserve : Electra (Zsuzsanna Ádám), ayant également bien chanté, certes, mais au jeu un peu forcé, quelque peu maniéré, manquant de naturel (1). Autre point fort de la soirée : le chœur, admirablement chanté et fort bien joué. Impressionnant notamment lorsqu’il représente au troisième acte le peuple crétois pleurant sur le sort injuste infligé à ses souverains („O voto tremendo”). Probablement l’un des plus beaux chœurs jamais écrits par Mozart. Un mot, encore, sur la chorégraphie. A première vue déroutante. Des danseurs aux mouvements brusques, saccadés, exprimant la douleur d’un peuple au désarroi et les convulsions de sujets en proie à la maladie. Quoi qu’il en soit - on peut contester – ces jeunes, encore élèves, nous ont servi ce soir une prestation digne d’encouragements, se donnant à fond. Un mot, enfin, sur l’orchestre offrant une interprétation très „mozartienne”, si l’on nous permet l’expression. Une partition qui annonce déjà les futurs sommets, ici idéalement servie. Seul regret : une soirée qui se terminait sur l’air d’Idoménée chantant la paix retrouvée en son âme, excluant le chœur final, pourtant fort beau, célébrant l’hyménée entre le nouveau roi et la princesse troyenne, désormais son épouse. 

Que conclure ? Une mise-en-scène audacieuse, pour le moins surprenante, reposant sur une approche très personnelle de l’œuvre. Que d’aucuns contesteront, que d’autres, comme la majorité du public ce soir, applaudiront. Qui a au moins eu le mérite d’animer le tout.  Mais… Une partition admirablement servie par une équipe de chanteurs de haut niveau soutenue par une direction d’orchestre inspirée.  Et c’est peut-être là le principal. Sans compter le plaisir d’entendre une œuvre rarement donnée, que Mozart lui-même avait particulièrement à cœur.

Pierre Waline

(1) : joué en alternance avec la soprane Laura Topolánszky.

Crédit photos : Attila Nagy

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