Quand un chef-d’œuvre tombe dans l’oubli…

Quand un chef-d’œuvre tombe dans l’oubli…

Les Livres du JFB
 

L’enfant du Danube : voilà un véritable chef-d’œuvre qui mérite toute notre attention. D’autant plus que ce roman magnifique a été injustement et soudainement retiré des librairies hongroises dans les années cinquante, quand il parut pour la première fois, en tant qu’œuvre d’un grand écrivain américain. En effet, János Székely, Hongrois né à Budapest et issu d’une famille de la bourgeoisie, s’était alors exilé aux Etats-Unis pour fuir le régime communiste, comme beaucoup d’autres écrivains hongrois talentueux. Pour protéger sa famille, il avait préféré écrire en anglais et sous le pseudonyme de John Pen. Or, dans le monde entier, qu’il soit Pen ou Székely peu importe : les critiques le saluent comme un grand.

Alors sachons redonner toutes ses lettres de noblesse à ce merveilleux écrivain qui nous offre ici un roman splendide aux accents dickensiens, un roman dont certains disent qu’il s’agit là d’un des plus prodigieux romans européens depuis Les Misérables de Hugo !

Dès le début du roman, la tonalité est donnée par Béla, l’enfant du Danube et héros de ce livre, qui parle à la première personne : «Comme dans un roman à un sou, ma vie débuta par une tentative de meurtre sur ma personne». Béla raconte sa conception accidentelle, le non désir de sa mère, les tentatives vaines de cette dernière de mettre un terme avant l'heure à cette grossesse malheureuse. Il nous dépeint son enfance misérable chez la tante Rozika, vieille prostituée et «faiseuse d’anges» qui héberge des enfants abandonnés par leurs parents trop pauvres et se rémunère gracieusement sur le dos des pauvres géniteurs. La vie est très dure dans ce petit village perdu dans la campagne hongroise et surtout chez la tante Rozika, qui nourrit ces enfants échappés aux limbes à proportion de la pension versée par les parents. Béla crève de faim et de froid, mais démontre un courage et une volonté extraordinaires pour survivre. Lorsqu’il raconte ainsi sa vie, avec indifférence et détachement, il a à peine six ans. Il fait pourtant preuve d’une lucidité qui donne froid dans le dos mais paradoxalement il nous touche encore plus : si son regard sur le monde est aussi glacial c’est qu’il est pleinement conscient de la misère du monde…

Heureusement, ce roman très dur qui nous dépeint la misère, l’injustice des hommes et les humiliations, nous laisse aussi plein d’espoirs. Car Béla est pétri d’illusions hardies et c’est ce qui lui permet de rebondir à chaque fois. A 14 ans, le 31 décembre 1927, il part pour Budapest rejoindre sa mère qu’il n’a pas vue depuis 8 ans. Elle représentait pour lui jusqu’alors le «croquemitaine» ou le «méchant loup», et il disait de ses relations avec elle : «L’amour maternel était un de ces grands mots pompeux inventés par les adultes pour duper les petits enfants.»

Commence alors la véritable saga de cet enfant et de sa mère pour survivre dans la Hongrie des années 20 et 30. Pour tenter de gagner sa vie, Béla réussit à se faire engager comme «liftier» dans un grand hôtel de Budapest, temple de l'argent, de la corruption et de la luxure. Le jeune homme va subir des tentations, comme le sous entend le titre original du roman (Kísértés en hongrois, c'est-à-dire Tentation) et va sans cesse louvoyer entre le bon et le mauvais chemins comme toute personne tombée dans les bas-fonds de la misère. Il va connaître à la fois la vie inhumaine des faubourgs où il loge, l’atmosphère corrompue d’un palace, l’amour idéal à travers le personnage d’une riche Américaine, le sexe et toutes sortes d’aventures étranges qui seront autant de tournants dans son existence.

En partie autobiographique, L’enfant du Danube est à la fois un roman d'initiation, un roman de mœurs dénonçant la cruauté et les injustices sociales, un roman historique et aussi une véritable saga familiale, bref, un livre tout en couleurs qui nous parle de la vie : «C’était magnifique. C’était hideux. C’était la vie. Nous nous étions querellés, nous avions tremblé les uns pour les autres, nous ne nous étions pas compris et nous nous étions aimés : nous formions une famille. Et maintenant, c’était fini. Avec les meubles, on avait enlevé quelque chose, quelque chose qui venait de mourir et qu’on ne pourrait jamais ressusciter».

János Székely nous offre ainsi près de 800 pages de plaisir littéraire intense et d’émotion. Alors partez vite à la découverte de ce chef-d’œuvre qui n’attend pas !

Clémence Brière

 

János Székely, L’Enfant du Danube

Vient de paraître en format poche 10/18 (décembre 2006) - 786 pages

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