«Aliyah», revanche d’un Juif hongrois

«Aliyah», revanche d’un Juif hongrois

Le 10 mai 1990, alors que la Hongrie vit encore dans l’euphorie de la transition démocratique, Péter Karsay monte à bord du seul vol d’El Al de la journée vers Tel Aviv. Il va faire son «aliyah», un mot hébreu qui signifie litéralement «ascension» et désigne l'acte d'immigration en terre sainte (Eretz Israel) par un Juif. «L’aliyah» est la raison d’être de l’Etat d’Israël et, comme pour les dizaines de milliers de Hongrois ayant pris cette décision depuis le tout début du vingtième siècle, la fière réponse de Péter aux extrémismes d’hier et d’aujourd’hui. 

 L’identité juive comme sentiment d’appartenance au peuple juif n’a pas de définition précise et irrévocable, ni au sein du peuple juif, ni même en Israël. Elle est pourtant la base sur laquelle Israël a été créée et est devenue ce qu’elle est aujourd’hui. Péter, lui, a mis des années à comprendre les raisons qui l’ont poussé à faire «l’aliyah». Pour l’expliquer, il remonte dans le temps, jusqu’à l’époque où un Juif hongrois, Théodore Herzl, a posé les bases idéologiques de la libération du peuple juif par son retour sur le sanctuaire de la terre sainte. La Hongrie de l’époque, celle de l’empire austro-hongrois de la fin du 19e siècle, a en son sein une des populations juives les plus nombreuses du monde. Les ancêtres de Péter, les Klein (Karsay est un «nom d’emprunt» que la famille sera contrainte d’adopter dans les années 1940), vivent du commerce du vin de la région de Tokaj et participent activement au rapide développement économique et social de l’empire. Bien que religieuse, la famille pratique un judaïsme que l’on pourrait qualifier de progressiste et est partisan de l’assimilation des Juifs au sein de leurs terres d'accueil.

Choqué par l’affaire Dreyfus qu’il suit de près à Paris dans les années 1890, Théodor Herzl, un intellectuel juif hongrois né près de la synagogue de la rue Dohány, se tourne vers les masses juives et préconise le retour vers la terre sainte, la seule solution à même de garantir la survie du peuple juif. Bien qu’un certain nombre de Juifs quittent alors la Hongrie pour la Palestine ottomane (c’est la première «aliyah»), il ne s’agit pas encore de masses. La plupart des Juifs hongrois, à l’instar de la famille Klein, bien intégrés dans la société et attachés à leur patrie, rejettent les théories sionistes et, après la défaite de l’empire en 1918, sont plus occupés à panser les blessures infligées par le Traité de Trianon à la Hongrie qu’à faire une quelconque «aliyah».

La crise économique et sociale de l’entre-deux-guerres voit la montée en flèche de l’antisémitisme et des milices de «croix fléchées» en Hongrie. La famille Klein, qui gère alors un petit restaurant cacher dans la rue Király, à Budapest, sent déjà le souffle de la ca-tastrophe à venir… Et pourtant, comme tant d’autres en Hongrie, les Klein ne partent pas. Le prix de cet aveuglement de masse: la vie de 600 000 personnes, 10% de la po-pulation juive exterminée en Europe et environ 7 % de la population de la Hongrie «agrandie» de la période de la guerre. La «Shoah» («catastrophe») est le dernier élan vers la création de l’Etat d’Israël, en 1948, il y a 60 ans exactement. Des milliers de survivants Juifs hongrois font alors l’«aliyah», terrifiés, humiliés, pleins d’espoir.

Un matin de mai 1989, Péter décide, un verre d’Unicum à la main, de faire le bilan de sa vie. Il pense à sa famille, ses amis, ses partenaires d’affaires et en vient à la surprenante conclusion qu’il y a pas mal de Juifs là-dedans… Il pense à son enfance. Il avait 6 ans lorsqu’on l’emmena à l’hôpital pour lui faire subir une opération et lorsque juste avant d’en venir à lui, le médecin enleva un nombre tatoué du bras de sa mère. Il n’apprendra ce que c’était que bien des années plus tard. Le nom d’Auschwitz planait sur certaines anecdotes racontées par sa mère comme un gigantesque zeppelin qui tournait au-dessus d’elles et répandait son ombre sur le passé, le faisant violemment exploser en flammes. Il ressent depuis son enfance une sensation étrange. Il est fier de sa mère, du fait qu’elle y était. Afin de se sentir entier, il tente de récupérer la souffrance cachée de sa mère et s’y plonge si profondément qu’il lui apparaît clairement qu’il est le prisonnier d’un jeu diabolique dont l’imprévisibilité le terrifie.

Ce sont ces pensées qui tournent dans la tête de Péter ce matin-là et qui tissent progressivement la toile de ce qui lui apparaîtra ensuite comme inéluctable. Un an plus tard, le 10 mai 1990, Péter monte à bord du seul vol d’El Al de la journée vers Tel Aviv et quitte son ancienne patrie pour la nouvelle. C’était il y a déjà 18 ans... Et tout ne s’est pas écroulé, les anciennes racines sont encore là et les nouvelles sont déjà fortes. L’aînée de ses trois filles passe le bac en juin. Israël est sa réponse à tous les assassinés, ses trois filles nées en Israël sont sa réponse à toutes les humiliations, Israël est sa réponse à la collaboration de la Hongrie aux massacres, aux «croix fléchées» d’hier et d’aujourd’hui.

Marion Kurucz

 

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