La Géorgie vue de Hongrie
Rencontre avec le député SzDSz Matyás Eörsi
Mátyás Eörsi est rapporteur pour la Géorgie au Conseil de l'Europe. S’il ne fait aucun doute à ses yeux que la Russie est allée trop loin dans l’ingérence dans les affaires géorgiennes, son constat est encore plus amer sur les ambitions de l'Europe et sa capacité à faire entendre sa voix sur l'échiquier international.
JFB: Vous êtes rapporteur pour la Géorgie au Conseil de l'Europe. C'est donc un sujet que vous connaissez bien...
Mátyás Eörsi: Je ne connais que la moitié de ce sujet, la moitié géorgienne.
Nous avons affaire actuellement à deux sortes de guerre: la première est menée avec des chars et des actions militaires, la seconde est une guerre de propagande. Et cette dernière est la plus importante. Bien sûr les pertes humaines sont plus nombreuses lorsqu'elles sont le fait des tanks, et du point de vue militaire la guerre est gagnée à 100% par les Russes. Quant à savoir qui a gagné la guerre de propagande... ce n'est pas encore clair. Moscou tente de convaincre la communauté internationale que ce sont les Géorgiens qui sont à l'origine de l'agression. Je ne suis pas convaincu par cette version.
JFB: Quelle est la différence entre propagande et diplomatie pour les Russes dans le cas de la Géorgie ?
M.E.: Quand on parle de guerre de propagande, il y a deux destinataires: d'une part les hommes politiques, les chefs d'Etats, de gouvernements et des organisations internationales, et de l'autre les citoyens. L'opinion de ces derniers est importante. Ils ont besoin de savoir qui est responsable car ils ont besoin de justice. Les Russes ont donc besoin à leur tour de convaincre le monde que, même s'ils ont commis des erreurs, la guerre a été commencée par la Géorgie. De même, il est important pour la Géorgie de présenter les Russes comme des agresseurs. Bien sûr, l'homme de la rue n'a accès à l'information que par les média, en revanche il est aussi intéressant pour moi d'observer la façon dont les rapports des services secrets et autres enquêtes menées sur le terrain par et pour les gouvernements et organisations internationales sont également l'objet de manipulations.
JFB: Quel est selon vous l'enjeu principal de ce conflit ?
M.E.: Je pense que l'enjeu principal n'est rien de moins qu'un nouvel ordre du monde, un nouvel ordre particulièrement déconcertant en comparaison de l'ancien. Et bien sûr la question de la dépendance énergétique de l'Europe. Je pense qu'il s'agit là des deux principales questions que soulève cette crise et, par conséquent, la cohésion de l'Europe est aussi un enjeu important.
JFB: Cette crise pointe également la question des frontières de l'Europe. Quelles sont selon vous les limites qui garantiraient la stabilité de l'Europe ?
M.E.: L'Europe n'a pas de frontières. Je crois qu'il est très difficile de tomber d'accord sur la définition précise des frontières de l'Europe. Quand j'étais à l'école on m'a enseigné qu'il s'agissait des montagnes de l'Oural. Mais il existe plusieurs nations, en particulier caucasiennes, qui se sentent européennes. Je ne crois pas qu'il est de notre ressort de leur dicter qui est européen et qui ne l'est pas. Je crois en l'autodétermination et, face à quiconque se considère européen, je ne peux que m'incliner. Mais il y a différentes organisations internationales basées en Europe: l'Union européenne, le Conseil de l'Europe... Et pour le Conseil de l'Europe, pour lequel je suis rapporteur, il est très clair que même Vladivostok est en Europe puisque la Russie en est membre. Au Sud c'est la mer Caspienne qui semble être la frontière. Par ailleurs une très petite partie du Kazakhstan, environ 5%, est également en Europe, même si je ne pense pas que le Kazakhstan soit un pays européen. En revanche, la Géorgie, l'Azerbaïdjan, l'Arménie le sont. Ils sont certainement différents mais ne le sommes nous pas tous ? Français, Hongrois, Irlandais... pourtant nous devrions davantage regarder nos similitudes.
JFB: Mais que penseriez-vous si l'Ukraine rejoignait l'Europe ?
M.E.: Dans ce cas ce n'est pas la question des frontières de l'Europe, c'est la question de l'adhésion de l'Ukraine à l'Union européenne. D'un point de vue stratégique, je suis complètement d'accord et je soutiens cette adhésion. La différence entre le Conseil de l'Europe, l'OTAN et l'UE, c'est que les critères d'adhésion sont plus longs à remplir pour cette dernière, cela nécessite des années, voire des décennies. Et si je soutiens l'adhésion de l'Ukraine, mais aussi celle de la Géorgie, cela ne doit pas se faire au prix de la cohésion de l'UE. Ce qui est sûr c'est qu'aujourd'hui l'Ukraine n'en est pas là et qu'il est de notre devoir de lui apporter non seulement notre soutien mais aussi de réelles perspectives.
JFB: Quel est selon vous le juste milieu des relations entre l'UE et la Russie ?
M.E.: Avant tout je dirais qu'en matière de politique étrangère, l'UE n'existe pas. Certes, vous avez d'un côté Solanas (haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune) ou vous avez une commission des affaires étrangères au Parlement européen, mais il est un fait que les affaires étrangères sont un domaine qui relève de la compétence nationale des Etats membres. Nous avons eu un vaste débat à propos du traité constitutionnel de Lisbonne et du sort des ministres des affaires étrangères. Et je suis très favorable à la création d'une politique étrangère commune en Europe, mais ma question est: cela est-il du ressort de chaque ministère des affaires étrangères ? Et si l'UE avait été capable de créer un ministère des affaires étrangères commun lorsque la guerre en Irak a été déclenchée, quelle aurait été la position de ce ministre supra-national alors même que les Etats étaient profondément divisés ? De même pour le Kosovo: quelle est la position de l'UE sur ce sujet très important, alors que certains pays ont choisi de reconnaître le Kosovo et d'autres non ? Ce n'est donc pas une question institutionnelle mais une question sur les fondements mêmes de l'UE. Je souhaite que nous soyons capables de transférer à l'Europe nos compétences en matière de politique étrangère car nous serions ainsi plus forts et notre voix aurait plus d'impact. Aujourd'hui encore, la Russie a réussi à diviser l'Europe. Et ce alors même que l'UE était unie et son message clair.
JFB: Pour autant, l'UE doit-elle sauver le soldat Saakashvili et son gouvernement ?
M.E.: Il ne revient à personne de sauver Mikheil Saakashvili... D'un côté nous critiquons Moscou de vouloir renverser Saakashvili, mais on ne devrait pas tomber de l'autre côté du cheval, comme le dit une expression hongroise. Il n'est pas de notre ressort de le maintenir, ni de celui des Russes de le destituer. C'est du ressort des Géorgiens eux-mêmes, de leur constitution. Et ce à quoi nous devons être attentifs, c'est que les processus démocratiques soient respectés. Je vois un certain nombre d'aspects positifs dans la politique du gouvernement géorgien, mais aussi de nombreuses erreurs... ce n'est pourtant pas à moi de décider de son avenir.
JFB: Cette crise n'est-elle pas par ailleurs le résultat d'une grande illusion? Illusion de croire que "le vent de l'Histoire" avait tourné à ce point depuis 90, illusion de penser que le Caucase était européen, illusion d'adopter une vision pro-américaine de la part de la Géorgie.
M.E.: D'après ce que je sais, Washington n'a jamais encouragé la Géorgie à s'engager dans une action militaire. Ce que je sais cependant aujourd'hui, c'est qu'en Ossétie du Sud, un processus de nettoyage ethnique a été entamé à l'encontre des citoyens géorgiens. J'en veux pour preuve les informations publiées sur le site de Human Rights Watch. Dans ce cas il n'est pas concevable de la part d'un gouvernement de ne pas réagir lorsque sa population est menacée par de telles exactions. C'était donc sans aucun doute un piège tendu aux Géorgiens et à Mikheil Saakashvili.
JFB: Un journal russe titrait récemment, à propos des relations entre l'UE et la Russie: "Nous sommes condamnés à nous entendre"... Pensez-vous que le temps est venu de définir un réel partenariat stratégique avec Moscou, qui ne cesse de réclamer plus de reconnaissance ?
M.E.: Bien sûr la Russie est blessée car ses demandes ne sont pas prises en compte. Je pense au Kosovo, à l'accession de la Géorgie à l'Otan...
Vous savez, je suis hongrois. J'essaye de ne pas être émotif à ce sujet mais j'ai passé les deux tiers de ma vie sous le joug russe. En matière de real-politique, on ne peut rien faire, mais laissez-moi rejeter le fait que la Russie décide à la place d'autres pays. Regardez la façon de penser des Russes: ils ont dit que la Géorgie ne devrait pas rejoindre l'Otan car elle ne devrait pas craindre la Russie. Je pense que désormais les Géorgiens sont complètement convaincus du contraire... La Russie n'a pas de légitimité en dehors de ses propres frontières. Elle peut exprimer ses positions et celles-ci peuvent être discutées mais la Russie ne doit pas se venger d'une décision qui ne sert pas ses propres intérêts.
JFB: Vous comprenez la crainte exprimée par certains pays, les pays baltes en particulier ?
M.E.: Bien sûr ! En Géorgie, la Russie a donné une leçon au monde en prouvant que si elle décidait d'occuper un pays, personne ne prendrait le risque de le défendre. Or l'occupation de la Géorgie était un premier pas et personne ne sait quel sera le second. Logiquement ce pourrait être Sébastopol, en Ukraine. Et si Sébastopol est le deuxième pas, quel sera le troisième? Pourquoi pas les pays baltes ? etc. Bien sûr nous spéculons, mais la récente phrase de Vladimir Poutine m'est très clairement restée à l'esprit: «La plus grande tragédie pour les Russes a été l'effondrement de l'Union soviétique». Je ne veux pas comparer les époques, mais une chose au moins devrait être absolument différente: la position de l'Europe devrait être plus courageuse plutôt que de faire sans cesse des concessions.
JFB: Qu'en est-il de la question de l'énergie ?
M.E.: Les gouvernements sont responsables de la paix mais aussi du chauffage dans les foyers de ses citoyens. La condition d'une paix durable dans le Caucase est aussi une politique européenne de l'énergie cohérente et unie. Imaginez dans le cas de la Hongrie que Moscou coupe le gaz. Nous sommes absolument certains que la solidarité européenne prendrait le relais et que nous n'aurions pas à souffrir de pénurie. Mais que dois-je penser lorsque l'Allemagne conclut un marché avec Moscou et tourne le dos aux pays baltes et à la Pologne ? L'Europe est-elle construite de réelle solidarité ou de concessions et de traités ?
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